Combattre la Violence au Liban :
Que rôle pour la Société Civile ?
Le 7 mai 2017 tombait Sarah Suleiman,
une jeune femme de 24 ans, sous les balles aveuglément tirées devant une boîte
de nuit à Zahlé par un dénommé Kassem Al Masri, un repris de justice recherché
pour de nombreux faits et crimes.
Une nouvelle victime qui vint allonger la trop longue liste de personnes
innocentes fauchées par une violence depuis longtemps partie prenante du vécu
social au Liban.
1. Enracinement du phénomène de la violence dans l’univers mental libanais
Plus de 25 ans après la fin de la guerre
civile, le pays du Cèdre n’en finit pas de subir les éclosions de violence sous
diverses formes. Violence armée d’abord, les armes, lourdes comme légères, restant
aux mains de nombreux clans, groupes, partis et milices qui en font
régulièrement usage sans que les autorités libanaises, émanation d’un Etat impuissant,
ne puissent éradiquer ce phénomène de violence post-guerre civile, que les
observateurs ont qualifié de « conflits
de second ordre ».
On ne compte plus les clashs armés dans
le pays, qu’il s’agisse de règlements de compte entre factions rivales (dans le
cadre du crime organisé notamment), ou de rixes communautaires (les récents combats
de Beb el Tebbeneh et Jabal Mohsen à Tripoli
ou encore les incidents plus anciens du 7 mai 2008)
La violence s’est durablement enracinée
dans le quotidien des Libanais, s’agissant du volet politique mais aussi sociétal,
dans un contexte où un simple incident de circulation risque aboutir à un
déballage d’armes et de brutalité. La nervosité et l’agressivité règnent,
gagnant un nombre grandissant de familles rongées par les problèmes
socio-économiques et l’inégalité de l’accès aux ressources et aux services de
base comme une éducation de qualité, les soins médicaux ou une pension de
retraite.
Se faisant, les enfants sont les
premiers à payer le prix de ces frustrations, victimes d’abus, généralement
accompagnés de violence conjugale à l’encontre des femmes, conduisant parfois à
des situations tragiques.
Les tensions communautaires, de par les
peurs réelles ou supposées, sont par ailleurs largement distillées par les
entrepreneurs politico-communautaires, et véhiculées par des médias aux ordres
qui n’exercent aucune retenue dans le respect d’un minimum de déontologie ou d’éthique
de l’information, alimentant ainsi une violence psychologique qui sème son
poison au sein de la société. L’incitation à la haine et à la violence n’est
pas rare et contribue à maintenir un niveau de tension palpable sans que les
autorités ne puissent réguler le phénomène.
2. Echec des pouvoirs publics pour endiguer la violence au Liban
Depuis l’établissement de ce qui fut
considéré comme une « seconde indépendance » du Liban suite au
retrait des forces syriennes du pays le 25 avril 2005, les responsables
politiques ne se sont guère préoccupés de s’attaquer aux sources de la violence
dans le pays, ni dans son aspect politico-confessionnel et encore moins pour
résorber les manifestations de la crise économique et sociale qui touche de
plus en plus de familles libanaises et notamment les jeunes.
L’assassinat de l’ancien premier
ministre Rafic Hariri deux mois plus tôt représente d’ailleurs une parfaite
illustration de la poursuite de la violence politique dans le pays. Devant
l’ampleur de ce crime politique, la justice libanaise, traditionnellement
impuissante pour percer les tenants et aboutissants de ce type de situations, dut déléguer ses
prérogatives au Tribunal Spécial pour le Liban par décision du Conseil de
Sécurité des Nations Unies.
La mise en place de ce tribunal fut
concomitante avec la poursuite des assassinats et tentatives d’assassinat de
nombreuses personnalités journalistiques et politiques dans la période de grande
perturbation qui frappa le Liban à cette époque. Parallèlement, à l’été 2006,
la guerre refit son apparition lorsque Israël décida de pilonner le Liban et
d’en raser ses villages (notamment au Sud-Liban) pour tenter de neutraliser le
Hezbollah, son ennemi juré, dépositaire
officiel de la « résistance armée à
Israël » selon les termes des déclarations de politique générale des
gouvernements successifs du pays qui obtinrent la confiance du Parlement sur la
base de ces mandats.
Confortablement installés en « concierges »
d’un Etat failli et inachevé, les entrepreneurs politico-communautaires exploitent
leurs positions officielles pour se partager territoires, ressources et
clientèles confessionnelles et claniques, tout en préservant un équilibre
savamment dosé entre les différentes forces et formations politiques. Cet équilibre a toutefois un prix, celui de la
paralysie de la gouvernance dans les domaines qui touchent au bien commun et au
développement social et humain des Libanais. Pratiquant la politique de l’autruche, les
responsables politiques se battent pour défendre leurs différentes parts de la
rente étatique aux dépens de toute action publique au service de l’apaisement
d’une société perturbée par plus de 40 ans de crises.
A titre d’exemple, aucune des campagnes
provenant de la société civile oeuvrant à réguler la possession et
l’utilisation des armes à feu légères
ne put franchir les portes des décideurs politiques. Sur le front de la
sécurité extérieure, le lobbying des activistes afin que le Liban ratifie le
Statut de Rome ayant institué la Cour Pénale Internationale ou du moins en
déclare la compétence n’eut aucun écho à l’échelle des autorités.
Une telle disposition permettrait de prévenir les crimes de guerre israéliens à
l’encontre des Libanais dans ses prochaines campagnes militaires contre le
pays, ou du moins d’offrir les outils pour poursuivre les commanditaires de ces
violations du droit de la guerre devant une instance internationale.
Par ailleurs, les appels réguliers de la
société civile à la fin de l’incitation à la haine et à la violence par une
classe politique irresponsable restent lettre morte. En cela, la mission de la
« consolidation de la paix », ou peace-building
dans le jargon technocratique, reste dévolue à la société civile libanaise,
fortement soutenue par la communauté internationale.
3. Ténacité de la société civile dans son combat contre la violence
malgré de maigres résultats à court terme
Selon les experts en la matière,
la consolidation de la paix recouvre au moins cinq composantes : assurer
la sécurité et l’ordre public ; établir un cadre politique et
institutionnel apte à préserver la paix sur le long terme ; favoriser la
justice et l’Etat de droit ; offrir un soutien psycho-social pour guérir
les lésions des conflits ; instituer les bases d’un système
socio-économique garantissant la paix sur le long terme.
Sur ce, les pouvoirs publics au Liban
sont loin d’égrener des résultats sur ces points fondamentaux pour assurer la
paix et stabilité du pays. Ce premier chapitre d’ailleurs – assurer la sécurité
et l’ordre public – draine la plus grande part des ressources,
institutionnelles, religieuses et civiles du pays, sans qu’il ne puisse être
investi dans le reste des besoins de la société. En cela, la poursuite d’une
« guerre froide » entre les entrepreneurs politico-communautaires
contribue au maintien d’un degré de tensions compromettant les chances d’une
paix durable au Pays du Cèdre.
L’un des facteurs ayant perpétué cet
état d’intense perturbation sociale, communautaire et politique fut l’étape
ratée de la réconciliation post-guerre civile. En effet, la loi d’amnistie
générale de 1991, l’intégration des miliciens dans les postes-clé sécuritaires,
ainsi que le maintien au pouvoir de la plupart des acteurs et miliciens de la
guerre ne put assainir durablement le réservoir de violence au sein du pays.
Juste fut-il endigué pour ressurgir par moments, de manière sporadique certes, mais
mettant durablement en danger le tissu social et la concorde civile.
Il existe trois grandes étapes dans le
cadre d’un processus de réconciliation :
remplacer la violence par une coexistence pacifique ; construire la
confiance et le respect mutuel et entériner définitivement le conflit avec
l’ennemi. Dans ces trois phases, le Liban reste bloqué au premier carré, à
savoir sauvegarder la coexistence
pacifique au sein du pays. Et c’est là justement que se concentre la plus
grande énergie déployée par les acteurs de la société civile libanaise, dont
nous offrons ici une tentative de typologie structurée sur deux piliers, le
premier renfermant les groupes dont la mission fondamentale est de disséminer
la non violence et le désir de concorde et de l’autre les associations focalisée
sur le nécessaire travail de réconciliation qui reste à accomplir dans le pays.
Pour beaucoup de ces entrepreneurs
sociaux, cet engagement date même d’avant la guerre civile, comme le combat de
feu le Père Grégoire Haddad (décédé en décembre 2015) le fondateur du Mouvement
Social
en 1960. Le motto de cette
association fut l’intégration de la laïcité comme espace de vie commune pour
que puisse s’émanciper cette coexistence multicommunautaire entre le Libanais. Pour
Père Haddad, « la bataille de
l’Homme est une : que chaque être humain soit reconnu comme tel. Il s’agit
de la bataille rejetant toutes les formes de barrières qui empêchent à tout
individu d’être reconnu comme un être humain ». Plus récemment, le
Mouvement Social s’attache à prémunir les femmes et les enfants contre la
violence conjugale et offre des services sociaux aux prisonniers et détenus.
Le journaliste et activiste Gébran
Tuéni, disparu dans des circonstances plus tragiques, assassiné en décembre
2005, rêva également de coexistence et de concorde nationale. Son hymne devenu
célèbre, lancé lors de la manifestation anti-syrienne du 14 mars 2005, rappela
les attributs fondamentaux de la diversité libanaise :
« Nous jurons par Dieu Tout Puissant
Que nous resterons unis dans un même
rang
Chrétiens et Musulmans
Pour mieux défendre notre cher Liban
Jusqu’à la fin des temps ».
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Son action à l’adresse des jeunes
Libanais au sortir de la guerre civile prit la forme d’un hebdomadaire, « Nahar Ash Shabab »
ou « Le Nahar des Jeunes », fondé en 1993 pour « que la voix des jeunes porte au loin ».
Cette publication mit en réseau des centaines de jeunes délégués aux quatre
coin du Liban et favorisa, en sus d’une formation journalistique de base, les
principes de citoyenneté, de dialogue et de concorde civile parmi les jeunes en
désir de reconstruction au sortir du conflit dévastateur.
Ce conflit justement généra l’éclosion de
nombreuses organisations non gouvernementales (ONGs) qui se spécialisèrent dans
le règlement pacifique des conflits, chacune selon ses modalités propres.
Contre l’occupation israélienne et la discorde communautaire, l’association
Amel
du docteur Kamel Mohanna vit le jour en 1978 et prit son envol au début des
années 1980, offrant des services médicaux et sociaux aux populations en
détresse, notamment les camps palestiniens. Aujourd’hui, l’ONG dispose de 24
centres sur l’ensemble du territoire libanais et se trouve aux premières loges
pour secourir les réfugiés syriens au Liban sur le plan social et médical, tout
en travaillant à déminer les tensions existantes avec les communautés hôtes
libanaises.
En 1985, Offre-Joie
est fondé par Melhem Khalaf dans le nord du Liban et vise à « réunifier la famille libanaise ».
Son slogan tripartite « pardon,
respect et amour » s’inscrit dans un combat pour la sauvegarde de la
concorde civile notamment à l’échelle locale, travaillant à effacer les traces
visibles des conflits en restaurant les habitations et façades et promouvant la
tolérance et le dialogue mutuel entre les communautés. L’action de cette
association fut d’ailleurs très remarquée lors des récents clashs armés entre
sunnites et alaouites parqués de par et d’autre de la ligne de démarcation
entre Bab El Tebbeneh et Jabal Mohsen,
oeuvrant au dialogue entre les partisans des deux factions et à la formation
civique et citoyenne au service de la non violence.
A la même période, deux figures de la
société civile placent la résolution pacifique des conflits au coeur de leur
action civique. Fadi Abi Allam fonde le Mouvement Permanent pour la Paix
(Permanent Peace Movement)
en 1986 et Ogarit Younan se focalise sur la dissémination de la culture de la
non-violence, avec l’aide de Wissam Slaiby dès le milieu des années 1980. Leur
action, notamment contre la peine de mort au Liban,
mènera plus récemment à l’institution de l’Université pour la Non Violence et les
Droits Humains (Academic University for Non Violence and Human Rights)
en 2014, hissant ainsi la non violence au rang de discipline académique au
Liban.
Toujours ancrée dans l’idée de préserver
de la coexistence pacifique, plusieurs groupes et mouvements se sont par
ailleurs orientés dans une approche plutôt liée aux droits des victimes de la
guerre civile. Ainsi, le Comité des
Disparus au Liban poursuit inlassablement ses efforts avec en figure de
proue, Wadad Halawani, déterminée à connaître la vérité sur le sort de milliers
de leurs proches disparus durant les années sombres de la guerre au Liban.
L’association UMAM – Documentation and
Research, fondée
en 2004 par Lokman Slim, a quant à elle produit un « guide de la paix et de la guerre à l’attention des Libanais »
qui offre une riche documentation sur les évènements de la guerre civile. L’ONG
s’est ainsi donné un rôle important en matière de conservation de la mémoire de
la violence de la guerre afin de se souvenir du sort des victimes de ces
exactions jusqu’à présent restées impunies.
Dernier exemple dans cette typologie proposée
des acteurs de la société civile libanaise oeuvrant à résorber le phénomène de
violence au Liban, l’association des Combattants pour la Paix (Fighters for Peace),
aujourd’hui dirigée par Ziad Saab, qui concentre des anciens miliciens devenus
des ambassadeurs de la paix et de la non violence. Ces appels « des combattants d’hier à ceux
d’aujourd’hui » à ne pas répéter leurs propres erreurs fait office de
place forte soutenant l’idée de creuset pour une culture de concorde et de
coexistence avec notamment pour slogan : « dans une guerre civile, tout le monde est perdant ».
Beaucoup de ces ONGs citées ci-dessus
forment d’ailleurs un Collectif qui s’intitule « Notre unité constitue notre salut » (Wahdatouna Khalassouna)
dont le but affiché est justement de « travailler
ensemble pour consolider la paix civile et la protection des droits de l’homme
et du citoyen » au Liban.
Cette riche mosaïque de la société civile libanaise se veut endossant le rôle
de « prophètes de la paix » en direction de la collectivité libanaise
dans sa riche diversité, tout comme elle aspire à agir en groupe de pression à
l’égard de responsables politiques afin d’en influencer les décisions.
En revanche, force est de constater que la
réactivité de ces derniers n’est pas au rendez-vous. En effet, les
entrepreneurs politico-communautaires n’expriment aucune réceptivité au concept
de consolidation de la paix, mais contribuent au contraire à alimenter les
facteurs de cette « fausse paix » qui a cours aujourd’hui dans le
pays. Ces derniers sont également réticents à l’idée de s’attaquer aux racines
de la violence dans sa dimension sociale et économique et s’accrochent au
pouvoir en piétinant la Constitution et sapant les institutions républicaines.
Dans ces conditions, force reste de
constater que la société civile libanaise, malgré sa présence tentaculaire et
son poids dans l’espace public, n’a finalement que peu d’influence sur l’agenda
politique des décideurs. De ce fait, le curseur de ces ONGs reste cantonné aux
quelques points d’entrée qu’elles ont collectivement réussi à forcer dans la
carapace étatique, confisquée par les entrepreneurs politico-communautaires au
fil des années.
C’est ainsi que la société civile a tout
de même pu apposer sa marque et produire un certain impact dans le contexte
libanais. Tout d’abord, en martelant le concept du « Liban-message »,
la société civile se pose en dernier rempart de la coexistence pacifique et du
vivre ensemble au Liban. En cela, ces activistes gardent vivante l’option de
l’Etat civil et non communautariste auquel ils aspirent pour les citoyens, même
si ce message a du mal à percer dans l’environnement social et politique
libanais. De même, l’action de la société civile a le mérite d’avoir développé
les outils nécessaires en vue d’un éventuel déroulement d’un véritable
processus de réconciliation au Liban, et ce malgré l’absence de volonté
politique sur la question. Il n’empêche que l’expertise des ONGs sur ce terrain
constitue une indispensable ressource pour espérer un jour accomplir la justice
et affermir le lien social.
En dernier lieu, cette société civile
porte aujourd’hui en elle les germes d’offres politiques alternatives. Se
hissant par delà le statut de simples acteurs de protestation et de dépositaires
d’un certain savoir-faire, certains groupes ont franchi le pas pour se
constituer en campagne électorale en vue de prendre le pouvoir par le vote. Sur
le plan municipal, l’excellent score du groupe Beirut Madinati (Beyrouth est ma ville) lors des élections à
Beyrouth de mai 2016 (près de 40% des voix) atteste ainsi d’un message
politique qui pourrait représenter durablement les aspirations d’une partie des
Libanais. Des initiatives similaires s’organisent en vue des élections
législatives si celles-ci auront lieu malgré les craintes d’une énième
prorogation par le Parlement. Ce nouveau positionnement démontre de la volonté affichée
par la société civile de se poser en acteur politique, ultime recours selon
elle pour véritablement consolider la coexistence pacifique et une paix durable
au Liban./.