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Troubles du 6 juin : la stratégie de verrouillage du régime libanais

Par Karim El Mufti
Enseignant-chercheur en science politique et droit international. Directeur de la Clinique juridique des droits de l’homme à l’Université La Sagesse.
 
Publié dans L'Orient Le Jour le 13 juin 2020
https://www.lorientlejour.com/article/1221736/troubles-du-6-juin-la-strategie-de-verrouillage-du-regime-politico-communautaire.html 

Le gouvernement de Hassane Diab aura vu, malgré lui, son vœu exaucé en ce samedi 6 juin 2020, celui d’apparaître comme purement « technocrate », tandis qu’il se trouvait impuissant face aux violences communautaires qui faillirent mettre le feu aux poudres au sein de trois quartiers bien marqués politiquement (Ring/Khandak el-Ghamik ; Aïn el-Remmané/Chiyah ; Barbour/Tarik Jdidé). Aux abonnés absents, le cabinet a démontré une fois de plus que le pouvoir réel était détenu par les formations politico-communautaires. Ce sont en effet elles qui ont réagi les premières afin de circonscrire les tensions et calmer la rue confessionnelle à coups de « contacts politiques » et de déclarations se voulant garantes du « vivre-ensemble ». Le cas échéant, l’impact du cabinet aura été bien maigre, démontrant une fois de plus sa dépendance vis-à-vis de ses parrains politiques. Dans les semaines précédentes, tandis que le pays entamait bon an mal an le déconfinement, les groupes de pression et de protestation redevenaient de plus en plus actifs sur le terrain, se promettant de redoubler d’efforts pour réactiver l’esprit de la « révolution » du 17 octobre. Et ce d’autant que la situation socio-économique a bien empiré depuis le bouclage du pays en mars dernier : la valeur de la livre libanaise poursuivait sa lente dépréciation par rapport au dollar, affectant sévèrement le marché du travail, le taux de chômage et le coût de la vie quotidienne. Dès la fin du mois d’avril, certains groupes croisaient déjà le fer avec l’armée dans des heurts qui firent un nouveau mort parmi les manifestants. Fawwaz Samman fut ainsi tué le 27 avril à Tripoli par la répression des forces armées chargées d’une mission pour laquelle elles ne sont pourtant pas entraînées. La violence exercée par l’armée contre les manifestants fut particulièrement brutale, des actes de torture ayant notamment été rapportés par les personnes qui furent arrêtées.

Double décrédibilisation
Dans un tel contexte explosif, il y avait fort à parier qu’une réorganisation des groupes de contestation, à l’orée du déconfinement, dérangerait le régime politico-communautaire en place, lequel a recouru à sa planche de salut habituelle, celle du péril confessionnel. Selon une chorégraphie bien ficelée, les différents acteurs politiques ont ainsi œuvré à une stratégie de décrédibilisation sur deux champs.

D’abord, en semant la confusion sur le plan des revendications des groupes alternatifs dont les slogans ont subi un certain flottement la semaine précédant la journée du 6 juin. Fut ainsi remise sur le tapis la question de l’application des résolutions 1559 (appelant au désarmement de l’ensemble des milices) et 1701 (autorisant un accroissement des effectifs de la Finul afin d’aider l’armée libanaise à sécuriser la frontière sud) du Conseil de sécurité des Nations unies qui rouvrit en surface le clivage ancien des 8 et 14 Mars. Ces tergiversations ont conduit à la tenue, à une date différente, de deux marches séparées contre le pouvoir. Voulant échapper aux polémiques s’agissant des slogans du 6 juin, une manifestation fut organisée à Saïda la veille, appelant à une « transition pacifique du pouvoir » via la pression populaire. Le gros des groupes contestataires s’est quant à lui réuni comme initialement prévu le 6 juin au centre-ville de Beyrouth. Parmi ceux-ci, une vingtaine signèrent une déclaration commune revendiquant un « gouvernement de transition doté de prérogatives exceptionnelles » ainsi que la mise sur pied d’un comité électoral indépendant ayant en charge la tenue d’élections législatives anticipées.

Devant les dérapages du 6 juin, les partis traditionnels, pourtant responsables de ces débordements, se sont rapidement drapés en gardiens de la concorde intercommunautaire, seuls « capables » de stopper la spirale de la violence. Se désignant ainsi comme les « adultes dans la pièce », ils comptent exacerber le décalage avec les autres acteurs et figures se posant en alternative. Dans un même temps, cet épisode aura confisqué l’attention médiatique dont auraient pu profiter les groupes de contestation dans ce contexte propice, victimes au contraire d’un brouillage de leur message. Paradoxalement, la plus forte mobilisation au lendemain des violences fut celle appelant au « renforcement de la paix civile et du rejet de la discorde », organisée au musée de Beyrouth sous l’égide des présidents des ordres des professions libérales et des universités privées, dont ce n’est a priori pas le rôle premier depuis la structuration de formation issues de la société civile. De leur côté, les groupes politiques alternatifs réagissaient par communiqués...

La seconde victime de l’action de décrédibilisation se trouve être le Premier ministre Hassane Diab. Le tout récent tournant des manifestations et des actions dans la rue incluant les sympathisants d’Amal et du Hezbollah parmi les rangs de la contestation jeudi soir semble confirmer la pression qu’entendent faire monter les tenants du régime contre le chef du gouvernement et vise à lui rappeler combien son mandat ne tient qu’à un fil. Ce revirement vis-à-vis du cabinet, pourtant initialement soutenu, fait suite à une série de mésaventures du Premier ministre. En effet, celui-ci fut sensiblement affaibli par un certain nombre de mauvais calculs politiques. Parmi lesquels figure la tentative de limoger le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé, maladroite aussi bien sur le fond (en évaluant mal le cours du rapport de force) que sur la forme (en improvisant ouvertement un tour de table des opinions durant une session en Conseil des ministres). On peut aussi mentionner l’autorisation accordée à la construction d’une centrale électrique à Selaata (sur pression du Courant patriotique libre), alors que le gouvernement l’avait préalablement rejetée. Les récentes nominations administratives approuvées en Conseil des ministres, attribuées selon les codes népotiques et communautaristes en place, aggravent ultérieurement la perte de crédibilité du Premier ministre, apparaissant comme présidant une chambre d’enregistrement des intérêts des formations traditionnelles. Cet isolement préserve donc le champ politique des forces politico-communautaires qui excellent dans la gestion des crises et peuvent compter sur des noyaux durs de partisans pour le quadrillage du terrain.

Pouvoir de nuisance
Rappelons que durant les élections parlementaires de mai 2018, les six partis politico-communautaires (Hezbollah, CPL, Futur, Amal, FL, PSP) ont rassemblé 69,22 % des voix exprimées, tandis que les listes issues de la société civile n’en ont obtenu que 2,28 %. En prenant en compte l’important taux d’abstention (50,32 %), la représentativité politique, sur l’ensemble des électeurs inscrits, des forces politico-communautaires tombe à 34,39 %. Cela laisse certes ouvertes les opportunités pour les groupes alternatifs de se constituer éventuellement une base électorale. Mais pour les tenants du régime, cette marge (s’y ajoutent les composantes alliées et amies) reste assez confortable pour conserver l’exercice de leur pouvoir de nuisance.

Situé au cœur de leur stratégie de pompiers-pyromanes, le recours à la violence politique par les forces politico-communautaires réaffirme le cas échéant l’accès aux dividendes (sur tous les plans) des pseudo-réconciliations. Ces partis se posent en champions de la préservation de la coexistence pacifique et, ce faisant, parviennent à monopoliser les arcanes du pouvoir. L’intensité de cette violence politique n’est plus à démontrer. Sur la seule décennie précédente, rappelons les attaques des milices du 8 Mars en mai 2008, qui donnèrent lieu à l’accord de Doha, promettant la continuité de la gouvernance politique selon les mêmes codes consociatifs. Les clashs de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbaneh (entre 2011 et 2014), de Jahliyeh (tentative d’arrestation musclée de Wi’am Wahhab en décembre 2018) ou ceux de Qabr Chmoun de juin 2019 sont, eux, autant de cas d’école dans lesquels les « contacts politiques » en haut lieu finissent par paver la voie à la désescalade et la conciliation.
Il s’agit là du principal vecteur de verrouillage du régime libanais par les parrains politico-communautaires. La neutralisation de cette dynamique de manipulation figure parmi les défis les plus cruciaux des groupes politiques alternatifs engagés dans la bataille pour s’imposer auprès d’une opinion publique sensiblement exposée aux dommages systémiques de la récession économique.