Par Karim El Mufti,
Enseignant-chercheur en sciences politiques et droit international.
Publié dans l'Orient-Le Jour du 21 août 2021
Nul besoin de repasser en revue les conditions désormais invivables du Liban qui continue de couler au plus profond des abysses. Victime d’un système politique dépassé par les crises et gangrené par la corruption et le népotisme, la population libanaise est littéralement asphyxiée. Sa survie même est aujourd’hui menacée à mesure que se réduisent les voies d’approvisionnement de médicaments, de denrées alimentaires et, immanquablement, de l’eau potable, du fait des conséquences de l’effondrement général des infrastructures, de la monnaie et, tout bonnement, de la totalité de l’économie nationale.
La faillite des États n’est pas un phénomène nouveau sur la scène internationale. Sauf qu’un tel niveau de déliquescence, presque totale, n’a pas d’équivalent dans l’histoire contemporaine, surtout lorsqu’elle ne résulte pas d’une guerre ou d’une catastrophe naturelle. Ce concept de défaillance de l’État a été introduit par Gerald Helman et Steven Ratner (« Saving Failed States », Foreign Policy, hiver 1992-1993) pour se référer à une situation dans laquelle celui-ci serait « totalement incapable de se maintenir en tant que membre de la communauté internationale ». L’universitaire Robert Jackson (The Global Covenant: Human Conduct in a World of States, 296, 2000) définit quant à lui les États défaillants comme ceux qui « ne peuvent pas garantir des conditions minimales pour leur population : la paix intérieure, l’ordre public et la bonne gouvernance ».
« Task force »
Et au Liban, la dégradation de la situation est telle que même la bienséance patriotique ne semble plus de mise lorsqu’il s’agit d’évoquer des alternatives au pire. Dès le lendemain de l’explosion dévastatrice du port, une pétition assez folklorique circulait ainsi en marge de la visite d’Emmanuel Macron appelant la France à restaurer le mandat. Plus récemment, et de manière déjà moins anecdotique, le député français Gwendal Rouillard plaidait en juillet dernier pour la création d’une « task force internationale sous l’égide des Nations unies et de la Banque mondiale afin d’amplifier les actions humanitaires et les actions en matière de développement », une proposition également relayée par une pétition de Libanais. Pareille internationalisation s’inscrit d’ailleurs dans la riche expérience de l’ONU en matière d’opérations de maintien de la paix (OMP) ou d’interventions humanitaires, répondant au principe du « devoir d’ingérence » théorisé dans les années 1980 par Mario Bettati (Le devoir d’ingérence (avec B. Kouchner), Denoël, 1987).
Après la fin de la guerre froide, les contextes ayant conduit à une intervention internationale sous parapluie onusien se sont d’ailleurs multipliés. En Namibie, au Cambodge ou en Slavonie orientale, l’ONU a assumé des compétences en matière d’élections et de police, voire certaines prérogatives régaliennes. Au Kosovo et au Timor oriental en 1999, l’ONU a embrayé vers une nouvelle échelle de gouvernance de ces territoires en les administrant directement. La légitimité de ces actions, selon des mécanismes bien rodés, tenait à la nécessité d’enrayer tout retour au conflit armé, gérer la transition vers une sortie de crise et coordonner les aides humanitaires. En Libye en 2011, il s’agissait de stopper une menace imminente sur les populations civiles par le régime de Kadhafi en recourant à des frappes militaires préventives, dans le cadre du concept juridique de la « responsabilité de protéger ».
Certes, ce type de mobilisation onusienne relève généralement de contextes menaçant la paix et la sécurité internationales ou lorsque des crimes internationaux et autres atrocités sont commis. Ces missions sont encadrées par les décisions du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), organe de référence en matière d’OMP. Or le Liban ne souffre d’aucune guerre ni d’aucune catastrophe naturelle, et ne subit aucune oppression au sens totalitaire du terme. Le pays s’est en fait enferré dans une spirale de « dépression délibérée », selon l’expression officielle de la Banque mondiale, se prêtant mal au champ traditionnel des missions d’intervention onusiennes.
Cela dit, la « task force » telle que formulée pour le contexte libanais devra nécessairement être avalisée par le CSNU qui dispose d’un pouvoir discrétionnaire en la matière. Or, pareille internationalisation de la situation libanaise via le CSNU représenterait une pierre d’achoppement qui ne ferait qu’aggraver les polarisations politiques mondiales et régionales et risquerait de mettre le feu aux poudres sur la scène locale. Partant, et au vu du bilan de l’action du CSNU au Moyen-Orient, une telle option ne suisciterait guère la confiance.
Réactiver une instance en sourdine
Au vu des enjeux, il serait plutôt préférable d’opérer sous la férule d’un autre appareil institutionnel onusien, à savoir le Conseil de tutelle de l’ONU (CTNU), permettant de déplacer le cadre juridique de l’assistance internationale au Liban des chapitres VI et VII, qui régissent les OMP, aux chapitres XII et XIII de la Charte des Nations unies. Ces textes encadrent le mandat et les prérogatives du CTNU dont la charge principale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale fut d’accompagner les territoires coloniaux vers l’indépendance. Depuis 1994, date de l’indépendance des Palaos en Océanie, le CTNU est resté en sourdine, même si les débats sur la suite à donner à son mandat agitent régulièrement les milieux onusiens et académiques.
Concrètement, le CTNU représente le mécanisme idoine pour exercer une administration temporaire sur un Liban aujourd’hui dénué de souveraineté. Car, par leur incurie, les dépositaires de l’autorité suprême au Liban, s’obstinant dans leur refus de l’exercer, la rendent par conséquent caduque. En effet, lorsqu’un État ne peut plus assumer un environnement permettant à sa population non seulement d’exercer son droit à l’autodétermination mais carrément de subvenir à ses besoins les plus vitaux, les pouvoirs publics en place ne sauraient faire jouer les attributs de la souveraineté étatique pour maintenir un statu quo meurtrier. Ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan soutenait que « la souveraineté signifie la responsabilité, pas simplement le pouvoir ». Dans cette perspective, en reniant leurs responsabilités face à la crise et l’une des plus fortes explosions non nucléaires de l’histoire de l’humanité, les élites politiques du pays ont de fait abdiqué leur contrôle sur la souveraineté de l’État, laquelle fait office dorénavant de coquille vide.
Dès lors, s’en remettre au CTNU paraît la moins pire des options. Contrairement au CSNU, institution très contestée et régulièrement accusée de pratiquer une politique du « deux poids, deux mesures », le CTNU dépend de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU), plus représentative d’un fonctionnement réellement multilatéral.
Administrer une sortie de crise
En ce sens, le CTNU ne relève pas d’un interventionnisme se voulant interférence dans les affaires intérieures d’un État avec l’intention d’en changer ou d’en modifier sa structure de pouvoir et d’autorité, mais d’« un régime international de tutelle pour l’administration et la surveillance des territoires qui pourront être placés sous ce régime en vertu d’accords particuliers ultérieurs » (article 75 de la Charte). Il ne s’agit pas ici d’autoriser un recours à la force, chasse gardée du CSNU, mais d’administrer une sortie de crise du Liban dont la population est d’ores et déjà poussée du haut du précipice. Ce faisant, le CTNU, en tant qu’« autorité chargée de l’administration », « constituée par un ou plusieurs États ou par l’Organisation elle-même » (art. 81), remplirait ses objectifs affirmés dans l’article 76 de « favoriser le progrès politique, économique et social des populations des territoires sous tutelle ainsi que le développement de leur instruction », tout comme « leur évolution progressive vers la capacité à s’administrer elles-mêmes ou l’indépendance ». Le mandat du CTNU entend également « encourager le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, et développer le sentiment de l’interdépendance des peuples du monde » tout en assurant « l’égalité de traitement dans le domaine social, économique et commercial à tous les membres de l’Organisation et à leurs ressortissants ; assurer de même à ces derniers l’égalité de traitement dans l’administration de la justice ».
Reste à surmonter un écueil juridique, celui de l’article 78 stipulant que le « régime de tutelle ne s’appliquera pas aux pays devenus membres des Nations unies, les relations entre ceux-ci devant être fondées sur le respect du principe de l’égalité souveraine ». De l’avis de nombreux experts, cette disposition ne constitue point un obstacle de taille (voir notamment : Chester A. Crocker, « Engaging Failing States », Foreign Affairs, sept./oct. 2003 ; et Saira Mohamed, « From Keeping Peace to Building Peace: A Proposal for a Revitalized United Nations Trusteeship Council », Columbia Law Review, avril 2005).
Outre les dispositions de l’article 104 stipulant que l’ONU « jouit, sur le territoire de chacun de ses membres, de la capacité juridique qui lui est nécessaire pour exercer ses fonctions et atteindre ses buts », l’état de l’interprétation de la notion de souveraineté joue en faveur d’adaptations concrètes devant ce type d’obstacle, sans forcément devoir en arriver à amender le texte en question par un vote des deux tiers de l’AGNU. Il serait ainsi concevable aujourd’hui qu’un État en voie de désintégration soit considéré comme un territoire non autonome, réglant ainsi la question de « l’égalité souveraine » formulée par l’article 78.
Faut-il placer le Liban sous tutelle onusienne ? - L'Orient-Le Jour (lorientlejour.com)