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L’Inexorable marche vers le fédéralisme au Liban

Dr. Karim El Mufti
Enseignant-chercheur en science politique


La disproportion de la réaction de militants sunnites suite au « crime » commis contre plusieurs ulémas de Dar El Fatwa, la haute instance sunnite du Liban, physiquement agressés dans des quartiers à majorité chiite le 17 mars 2013, est illustrative de la tendance des communautés libanaises au renfermement. Malgré l’appel au calme et à la retenue lancé par les différentes figures politico-communautaires, une étape supplémentaire fut de nouveau franchie en matière de tension intercommunautaire, notamment entre les groupes sunnite et chiite, emblématique d’une poussée régionale dans cette direction sous l’ère contemporaine.

Pays du « fédéralisme intégré » théorisé par Antoine Messarra[1], le Liban offre aux différents segments communautaires une très large autonomie sociale, économique, religieuse et évidemment politique inscrite dans le marbre de la Constitution. Cette autonomie rappelle pour l’auteur une forme de fédéralisme, intégré dans un Etat à caractère unitaire, à savoir qu’en lieu d’une répartition géographique et territoriale (comme les cantons suisses ou les fédéralismes classiques), les groupes confessionnels au Liban sont organisés selon une législation régissant une adhésion à un statut personnel. Ainsi, chacune des communautés reconnues se retrouve avec un nombre de 167 compétences constituant son statut personnel et celui-ci varie selon les communautés. Cette institutionnalisation du communautarisme fut confirmée par les accords de Taëf de 1989 malgré la mention d’une hypothétique « abolition du confessionnalisme politique »[2] qui ne trouvera jamais de relais politique pour une éventuelle mise en œuvre, car délaissée par des formations politico-communautaires arc-boutées sur des valeurs étroitement sectaires.

Pourtant, lors de l’expulsion de l’acteur syrien de l’espace politique libanais en avril 2005 provoquée par l’onde de choc de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, les tenants d’une renaissance de la république libanaise ont acclamé la venue d’une « seconde indépendance » (théorisée par le courant du 14 Mars) ainsi que le renouveau d’un « mouvement souverainiste » (théorisé par le courant du 8 Mars, notamment le Courant Patriotique Libre de Michel Aoun rentré d’exil en mai 2005). Premier chef du gouvernement de l’ère post-syrienne, Fouad Siniora affirmait avec confiance au sujet de la déclaration de principes de politique générale de son cabinet nouvellement formé que c’est « la première fois que nous [la] rédigeons nous-mêmes »[3], en référence aux incessantes ingérences du grand frère syrien depuis le quartier général de Anjar dans la Békaa.

En moins d’une décennie, ces espoirs ont fait long feu, accélérant une tendance vers le délitement du visage républicain au Liban sous le poids croissant de l’envahissement du champ politique libanais par des revendications communautaristes toujours plus pressentes.

1. Le lent délitement de la République 

Pionnier dans l’application d’une ingénierie politique favorisant le partage du pouvoir, ou consociationnalisme, théorisé par Arendt Lijphart[4], le Liban sut très tôt intégrer le caractère pluriel de son tissu social dans son système politique en vue de garantir à l’ensemble des minorités un certain poids au sein des institutions étatiques, comme inscrit dès la première Constitution libanaise de 1926[5]. En dépit de la division  de la littérature des sciences sociales autour de la question de savoir si le consociationnalisme est bénéfique en terme de facteur de stabilité politique, force reste tout de même de constater qu’il figure parmi les grands acquis du régime politique libanais d’après-guerre[6], lequel ne fut pas remis en question même après le retrait du protagoniste syrien en avril 2005.

Néanmoins, les politiques libanais ne purent jamais sortir le pays du sous-développement politique chronique[7] maintenant la République libanaise dans une « phase de pré-Etat » pour reprendre une expression de Farid El Khazen[8] lequel entend par là un phénomène de sous-institutionnalisation de l’entité étatique. Celle-ci prend par conséquent la forme, comme le dit Jean Leca, d’« un collectif non institué […] perçu comme un faisceau ou un fagot d’institutions, d’organisations et d’agents, [plutôt] que comme une institution »[9]. La multiplication des incidents entre des hauts fonctionnaires et leurs ministres respectifs[10] vient à cet égard confirmer la nature compartimentée de l’administration publique, déchirée entre les différentes loyautés politico-communautaires et incapable de tenir son rôle dans la reconstruction de l’édifice républicain.

Par ailleurs, l’effacement de la notion de république et la défense du constitutionnalisme se fait de plus en plus notable dans les discours et les actes politiques des différentes formations libanaises. Jadis en marge du discours politique local, les options centrifuges, parmi lesquelles le principe fédéral, furent en effet écartées lors de la proclamation de la seconde République et le retour de la « légalité » (à savoir les institutions étatiques) au sortir de la guerre, malgré le fait qu’elles furent agressivement poursuivies durant celle-ci.

Ainsi, le courant porteur du fédéralisme libanais, largement influencé par, entre autres, Antoine Najm[11], finit par séduire de nombreux intellectuels au sein des cercles politiques libanais. Parmi les nouveaux supporters de cette vision, le parti Kataëb s’est rallié à cette tendance. Présidé par l’ancien président de la République Amine Gemayel qui pourtant débuta son mandat en 1982 très marqué par des positions nationalistes et arabistes, ce dernier écrit aujourd’hui que « dans un Etat pluriel comme le Liban, il est indispensable de créer de petites entités régionales de manière à mieux responsabiliser le citoyen, à mieux le faire participer aux différents volets de la vie publique et lui permettre de mieux s’épanouir par la réalisation de ses aspirations légitimes dans son environnement sociocommunautaire »[12]. Cette profonde évolution fut en partie influencée par les positions du cadet de la famille, Sami Gemayel, avant sa réconciliation avec le parti fondé par son grand-père. Ainsi, le fils de l’ancien président épousa la défense de l’option fédérale au travers du regroupement Loubnanouna [Notre Liban][13] s’appuyant sur le principe selon lequel «  le Liban est un Etat de Nations et non un Etat-Nation, comment vivre dans un pays où l'existence même des multiples communautés qui le composent est chaque jour remise en cause ? »[14]. En outre, on retrouve la formule fédérale ouvertement prônée parmi d’autres courants politiques, opérant par la même occasion un véritable travail de déminage autour de cette notion selon le principe suivant : « qui dit fédéralisme ne dit pas partition du Liban »[15].

Sans être aussi directement formulés, les schémas de pensée des leaders politiques des autres communautés s’avancent lentement vers l’idée d’une nécessité de faire évoluer le système politique afin que chacune des sectes puisse mettre en œuvre son « projet de société » (voir point 2). Comme l’avance Alain Dieckhoff, cette notion implique la création à terme d’« entités fédérées ayant un projet de société spécifique à défendre, [et leur donner] des droits et des pouvoirs dont ne jouiraient pas les autres entités purement territoriales et administratives »[16].

Le fédéralisme perd ainsi progressivement son caractère tabou par le renforcement des mobilisations communautaristes d’un côté, mais également par le fait de l’effritement des contre-pouvoirs encadrant traditionnellement le communautarisme libanais tel que fonctionnant au Liban.

2. Effritement des contre-pouvoirs au communautarisme politique


Un premier verrou s’est vu décrocher devant la doctrine communautariste traçant aussi inexorablement son chemin, celui de la présidence de la République qui a vécu une rétrogradation politique au profit d’une militarisation du poste suprême de l’Etat libanais. Si la présence d’un militaire au sommet de l’Etat n’est pas sans précédent dans l’histoire politique libanaise comme l’indique le mandat du père de l’administration publique libanaise, le général Fouad Chehab (1958-1964), force est de constater que la défense de l’idée républicaine ne fut pas le fort des généraux de l’époque contemporaine. En effet, qu’il s’agisse du président-général Emile Lahoud (1998-2007), obsédé par la sauvegarde des intérêts syriens au Liban ou du président-général Michel Sleiman (depuis 2008) relégué au rang d’observateur impuissant devant le renforcement des mobilisations communautaristes, la stature du chef de l’Etat, traditionnel emblème de la « légalité » face au communautarisme, a désormais perdu son rôle de balancier aux forces centrifuges des formations politico-communautaires.

Par ailleurs, il s’agit de relever l’effacement progressif des lignes et des discours laïques des grands courants politiques au Liban. Qu’il s’agisse du parti Amal dont le président représente l’instance législative du pays, mais luttant surtout pour maintenir sa position de second représentant de la population chiite aux côtés du Hezbollah, du PSP de Walid Joumblatt qui s’est brusquement rabattu sur la seule défense des intérêts purement druzes ou du Courant du Futur autrefois marqué par une ambition transcommunautaire et qui lutte désormais pour une monopolisation de la représentation de l’électorat sunnite en fustigeant le « mini-Etat du Hezbollah [chiite] »[17], il s’agit là d’un ralliement des grandes figures aux rangs des porte-voix des crispations des identités communautaires transposées dans le champ politique, s’alignant ainsi sur les discours, traditionnels et plus récents, des principaux courants politiques chrétiens libanais. Parmi ceux-là, Michel Aoun, le président du CPL veut remédier au « hold-up commis contre le droit des chrétiens »[18], en partie causé par « la fin de la dualité des leaderships au sein des communautés au Liban et l’émergence de blocs sunnite, chiite et druze homogènes »[19].

Ajoutons à cela la disparition, physique cette fois, des figures intellectuelles emblématiques de la recherche d’une laïcité (certains diraient étatisme civil) à la libanaise (sur les flancs aussi bien de gauche que de droite) comme Samir Kassir ou Gebrane Tuéni [20], conduisant à un affaissement supplémentaire des remparts contre la mainmise du tout-communautaire dans l’espace sociopolitique libanais. Ceux-ci se retrouvent aujourd’hui dans un état de délabrement avancé, ouvrant la voie à une inexorable marche de l’entité libanaise du 21ème siècle vers davantage de solutions empruntées à un idéal fédéral.

L’aboutissement de ce phénomène a conduit à un puissant effet de cliquet qui vit l’émergence dans le paysage législatif au Liban d’un très sérieux débat sur une loi électorale basée sur un vote exclusivement communautaire tel que préconisé par le projet de loi promu par l’ancien ministre Elie Ferzli (popularisé sous l’appellation de projet de loi orthodoxe en rapport avec la communauté d’origine dudit ministre).

Quoique nécessitant un amendement constitutionnel pour pouvoir passer en l’état, ce développement évoque néanmoins la concrétisation d’une tendance lourde vers de nouvelles caractéristiques du communautarisme politique proprement libanais. Si celles-ci sont décriées par les marges de la population rangée au cosmopolitisme ou à la gauche farouchement anti-communautariste, cette formule n’en reste pas moins en phase avec l’ancrage des mentalités sociales et politiques de la société plurielle et mosaïque que constitue le Liban aujourd’hui.

Beyrouth, le 20 mars 2013





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[1] MESSARRA, Antoine. Théorie générale du système politique libanais, Cariscript, Paris, 1994.

[2] Point G de l’Accord de Taëf du 22 octobre 1989.
[3] An Nahar du 5 octobre 2005.
[4] LIJPHART, Arend. Democracy in plural societies. A comparative exploration, New Haven, Yale university press, 1977, LIJPHART, Arend. Democracies: Patterns of Majoritarian and Consensus Government in Twenty-One Countries, New Haven, CT, Yale University Press, 1984, LIJPHART, Arend. Patterns of Democracy: Government Forms and Performance in Thirty-Six Countries, New Haven, Yale University Press, 1999.
[5] L’article 95 de la Constitution de 1926 disposait originellement : « A titre transitoire et conformément aux dispositions de l'article 1er de la Charte du Mandat et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans que cela puisse cependant nuire au bien de l'État ». La loi constitutionnelle de 1990 amenda l’article sans en modifier le fond : « A titre transitoire et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans que cela puisse cependant nuire au bien de l'État ».
[6] Lire entre autres: PICARD, Elizabeth. Les habits neufs du communautarisme libanais. Cultures et Conflits, n°15/16, automne-hiver 1994, p. 49. Disponible sur Internet : http://www.conflits.org/index515.html
[7] Sur la notion de sous-développement politique, lire HUDSON, Michael. A Case of Political Underdevelopment. Journal of Politics, vol. 29, n°4, Nov. 1967, pp. 821-837.
[8] EL KHAZEN, Farid. L’Etat au Liban: qui en veut vraiment? In Réinventer le Liban, Supplément de l’Orient-Le Jour, Beyrouth, mars 2008, p. 94.
[9] LECA, Jean. Violence et ordre. In HANNOYER Jean (dir.) Guerres Civiles, économies de la violence, dimensions de la civilité, Karthala, 1999, p. 317-318.
[10] Citons à titre de rappel le déclenchement des clashs de mai 2008 en partie à cause de la destitution du directeur de la Sûreté Générale, ou plus récemment encore l’affaire Ogero de mai 2011 ou celle des données des centrales de télécommunications de janvier 2012 qui ont provoqué une crise interministérielle.
[11] Lire à ce sujet NAJM, Antoine. El Ta’ifiya El Siyasiya wa Machrou’iyatiha [Le Confessionnalisme politique et sa légitimité], 1er février 2010, NAJM, Antoine. Le Fédéralisme, point de départ de la solution. In Réinventer le Liban, Supplément de l’Orient-Le Jour, Beyrouth, mars 2008, pp. 126-127.
[12] GEMAYEL, Amine. Le Liban, un projet d’espoir! In Réinventer le Liban, Supplément de l’Orient-Le Jour, Beyrouth, mars 2008, p. 53.
[13] Cercle de réflexion politique nostalgique de feu le Président Bachir Gemayel, et fondé par de jeunes politiciens, dont Sami Gemayel dont le but est la promotion de la solution fédérale au Liban, cf http://www.loubnanouna.org
[14] Note publiée sur le site www.loubanouna.org, le 8 décembre 2005.
[15] BOU NASSIF, Hisham. Pour un Etat fédéral. Conférence à la Maison de  l’Avocat dans le cadre d’un cycle de reflexion sur l’avenir politique du Liban, 9 avril 2008, compte-rendu publié sur le site des Forces Libanaises sur http://www.lebanese-forces.com/2008/04/14/8391
[16] DIECKHOFF, Alain. La nation dans tous ses Etats, les identités nationales en mouvement, Flammarion, Paris, 2000, p. 233.
[17] Discours de Saad Hariri, chef du Courant du Futur, le 14 février 2013 lors de la 8ème commémoration de l’assassinat de son père Rafic Hariri.
[18] Interview de Michel Aoun dans Al Akhbar du 15 février 2013.
[19] Idem
[20] Tous deux assassinés par des attentats à la bombe le premier le 2 juin 2005 et le second le 12 décembre 2005.