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Guerre au cœur d’Israël: la ‘Hezbollahisation’ du Hamas

 

par Karim El Mufti 

Professeur de sciences politiques et relations internationales, intervenant à Sciences Po Paris et l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.

23 octobre 2023


Les connaisseurs du Moyen-Orient le savent bien, la région représente un véritable volcan. Ce dernier enchaîne moments d’accalmie et éruptions meurtrières, dont la dernière manifestation a dépassé tous les entendements par son caractère inédit et l’ampleur des pertes humaines aussi bien côté israélien que palestinien.


 NOUVEAU CHAPITRE GUERRIER A GAZA

L’offensive par voie terrestre, aérienne et maritime du « Mouvement de la Résistance Islamique » – signification de l’acronyme arabe du Hamas –, d’une ampleur sans précédent dans la profondeur stratégique de l’Etat hébreu, a atteint des villes, kibboutz et des installations militaires en territoire israélien. Le massacre de civils israéliens ainsi que la capture de militaires, dont de très hauts gradés, et la prise en otage de dizaines d’habitants sonne comme un véritable échec de la « stratégie d’invincibilité » de l’Etat hébreu, renversant le rapport de force sur le terrain.


Ce profond camouflet fait suite à la politique israélienne entendant neutraliser l’antagoniste palestinien plutôt que de rechercher un véritable partenaire de paix, en imposant un carcan caractéristique de l’apartheid, tout en soutenant d’intenses efforts de colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, totalisant aujourd’hui près de 700,000 colons en territoires occupés palestiniens.


Les revendications palestiniennes ayant été mises en sourdine, Israël avait réussi à obtenir des soutiens d’Etats arabes avec la signature des accords d’Abraham en septembre 2020, fort de l’engagement de Washington en ce sens, dans le but de réduire un peu au silence la question palestinienne. Celle-ci était d’autant plus affaiblie par l’érosion de la légitimité politique de ses dirigeants, du fait de l’autocratie et la corruption de l’Autorité Palestinienne, ainsi que la qualification « terroriste » du Hamas, élu au pouvoir à Gaza aux élections de 2006 et jouant le coup de force en expulsant de manière brutale le Fatah de l’Autorité Palestinienne de l’enclave en 2007. Tirant profit de ces failles politiques, Tel Aviv pouvait justifier devant la communauté internationale de « l’absence de partenaire pour faire la paix ».


En l’absence de tout processus de paix, c’est donc le chemin de la guerre et de la confrontation qui fut celui du Hamas depuis Gaza durant les 15 dernières années, le territoire vivant au rythme du blocus et des ripostes militaires israéliennes à ses attaques aux roquettes. Quatre épisodes de combats (fin 2008, 2012, 2014 et 2021) ont déjà frappé Gaza de plein fouet, tandis qu’Israël confirmait sa supériorité militaire dans l’équation.


Durant la même période, les moments de trêve furent pour Israël une opportunité de tenter de brider le Hamas pensant arracher un certain seuil de sécurité en échange du passage de denrées essentielles, de carburant et de matériel médical. En autorisant le financement direct du Hamas par le Qatar à hauteur de 30 millions de dollars par mois, afin qu’il puisse accomplir un semblant de gouvernance à l’échelle locale, Israël s’était laissée convaincre de l’assoupissement de la faction islamiste. Depuis la trêve de 2021, le Hamas n’avait d’ailleurs plus participé à des attaques directes contre Israël, terrain laissé au Jihad Islamique, groupe armé palestinien de moindre envergure.   


Cette ruse du Hamas, suivie par son offensive éclair contre le territoire israélien du 7 octobre, s’inscrit dans une transformation de taille de son modus operandi ainsi que du calibre et de la stature du groupe armé.


LE HAMAS DANS L’ORBITE DE L’AXE DE LA RESISTANCE

Dès qu’il arrive au pouvoir à Gaza, le Hamas accélère la consolidation de son arsenal militaire afin de maintenir un semblant de pression militaire contre l’occupation israélienne. Le groupe, notamment sa branche armée des Brigades Ezzedine al-Qassam, ne ressemble déjà plus à celui des années 1990 lorsqu’il initiait des attentats-suicide contre des arrêts de bus et des pizzérias dans des villes israéliennes, en opposition au processus de paix initié à Oslo en 1993. Il reste d’autant plus une milice aux capacités rudimentaires, « bricolant » ses roquettes artisanales facilement interceptées par le système de défense ‘Dôme de fer’, et se débrouillant pour militariser le peu de ressources qu’il s’approprie du trafic via les tunnels communiquant illégalement avec l’Egypte.


Erigé comme « groupe armé de résistance contre l’occupation israélienne », le Hamas est fortement soutenu, politiquement et financièrement par l’Iran (à hauteur de 150 millions de dollars par an), fer de lance de « l’axe de la résistance » dans la région. Cependant, le groupe sunnite ne fait pas, à proprement parler, partie intégrante de cette alliance avant tout chiite. Celle-ci est d’ailleurs montée en puissance avec l’établissement d’un pouvoir chiite à Bagdad après l’intervention américaine en 2003, la sauvegarde du régime – alaouite – de Bachar El Assad durant la guerre en Syrie, ainsi que le soutien aux milices Houthis au Yémen à partir de 2014. En sus, le printemps arabe mettant en selle dans plusieurs Etats arabes des mouvances proches des Frères Musulmans, instance de référence pour le Hamas, va brouiller les relations entre le groupe sunnite et les composantes chiites de « l’axe de la résistance », notamment lorsqu’il choisira de soutenir des factions jihadistes opposées au président syrien et se battant contre les miliciens du Hezbollah.


‘HEZBOLLAHISATION’ DU HAMAS

La fin de toute opposition islamiste sérieuse au régime syrien ramènera les protagonistes de « l’axe de la résistance » à l’ennemi commun israélien, tout en enclenchant un rapprochement bien plus profond que les périodes précédentes. Le Hamas délaisse ainsi sa position orbitale pour être pleinement intégré au sein de « l’axe de la résistance », avec pour corollaire, les prémices d’une future transformation, calquée notamment sur le modèle du Hezbollah libanais. L’Iran exprimera d’ailleurs très vite son soutien à l’opération « Déluge Al Aqsa » tout en rejetant toute rôle dans l’offensive. En amont, une rencontre de haut niveau avait réuni en septembre dernier à Beyrouth le ministre iranien des Affaires étrangères, des responsables du Hezbollah ainsi que du Hamas et du Jihad islamique palestinien, réaffirmant la solidité de l’alliance entre membre de « l’axe de la résistance ».


Partant, le manque de vigilance de la partie israélienne a permis au Hamas de se rapprocher du niveau d’un groupe aussi menaçant que le Hezbollah, véritable bête noire de Tsahal. Les promesses des responsables politiques israéliens « d’éradiquer » le Hamas « une fois pour toute » font résonner les échecs de l’invasion du Liban de 2006, censée éliminer la milice surarmée libanaise. A l’époque, le Hezbollah sut mettre en échec les objectifs de l’offensive israélienne contre le Liban à la suite d’une opération du groupe armé libanais contre l’une de ses patrouilles le long de la ligne bleue.


A l’issue des 33 jours de guerre, le Hezbollah en est ressorti renforcé, tant politiquement – son chef Hassan Nasrallah considéré un temps comme le leader arabe de la résistance antisioniste, que militairement. S’auto-auréolant de sa « victoire divine », le Hezbollah décrète l’instauration d’un nouveau rapport de force avec l’Etat hébreu, se faisant le chantre d’une politique de dissuasion à l’encontre de toute velléité militaire israélienne à l’encontre du Liban. Depuis, le groupe a grandement affiné son expertise militaire en étendant le rayon de ses interventions, d’abord dans la guerre de Syrie, puis au Yémen, ainsi qu’en Irak, aux côtés des milices chiites du Hachd Al Chaabi que le groupe armé libanais a contribué à former.


Par conséquent, lorsque Hassan Nasrallah affirmait en octobre 2021 disposer de « 100,000 combattants armés et entraînés », chiffre vite balayé par la partie israélienne comme du ressort de la propagande, il est fort à parier que l’annonce entendait inclure l’ensemble des combattants de l’axe de la résistance, dont ceux du Hamas sunnite. Entretemps, ce dernier était devenu le discret récipiendaire d’un investissement massif de la part du Hezbollah et des gardiens de la Révolution iranienne en vue d’accélérer une transformation significative en termes de capacités militaires, technologiques, opérationnelles et planificatrices. En cela, le Hamas a pu opérer un changement radical de sa physionomie de groupe armé pour remettre avec fracas le dossier de l’occupation israélienne sur l’agenda régional et international. En même temps, il évite de se faire durablement concurrencer par de nouveaux groupes armés en Cisjordanie, tels le « Bataillon de Jénine » ou les « Fosses des Lions » à Naplouse et propulse sa popularité locale en tant que « défenseur de la cause palestinienne ».


Lors de l’offensive du 7 octobre, il n’a pas dû échapper aux autorités israéliennes les éléments de cette ‘Hezbollahisation’ du Hamas, lui donnant les moyens de frapper au cœur d’Israël, sidérant par-là la région et le monde. En s’alignant sur le modus operandi du Hezbollah, reconnu par Israël comme un acteur à ne pas sous-estimer, les Brigades Ezzedine al-Qassam ont démontré une bien différente disposition en termes d’organisation et de force de frappe militaires, représentant un point de basculement stratégique sur tous les plans.  


S’agissant de l’avenir du Hamas, désormais la cible du rouleau-compresseur israélien, la question se pose de savoir si l’opération ‘Déluge Al Aqsa’ du groupe armé s’inscrit dans une démarche sacrificielle pour le compte de « l’axe de la résistance », du fait de la prévisibilité de la contre-offensive israélienne visant à l’annihiler. Ceci dit, force reste de reconnaître que le Hamas tentera de mettre à profit les enseignements légués par le Hezbollah afin d’assurer sa survie pour, le cas échéant, chercher à tirer parti de sa nouvelle stature politico-militaire dans la région./.