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Karim el Mufti : « au Liban la société civile a abandonné le jeu politique pour reprendre son rôle traditionnel »

Qu’en est-il de la Thawra un an après, quelles solutions politiques de sortie de crise ? Éléments de réponses avec Karim el Mufti, enseignant chercheur en droit international et sciences politiques à Beyrouth.

Sur 15-38 Méditerranée - le 16 octobre 2020

Emmanuel Macron s’est rendu à plusieurs reprises au Liban depuis l ‘explosion du port de Beyrouth. Il semble vouloir prendre un rôle de premier plan dans la résolution de la crise politique du pays. Comment percevez-vous cette initiative française ? 

La France se veut aux premières loges en tant que puissance amie de longue date. Elle essaye de faire bouger les choses mais pour le moment c’est un échec. Il est en effet difficile de faire avancer le dossier libanais, véritable « trou noir » communautariste, aux prises avec la corruption et les milices. La situation actuelle fait écho à celle du Venezuela ou encore de la Bosnie. La classe politique se bat pour survivre et conserver un statu quo qui lui convient.

La tâche de former un gouvernement et de gouverner était impossible pour le dernier premier ministre, d’où sa démission.

Pour les proches de la contestation, l’initiative de la France est souvent perçue comme bienvenue pour réduire le pouvoir du régime en place (cela pourrait évoluer en cas de nomination de Saad Hariri). Ils apprécient l’humiliation publique des leaders par une puissance étrangère. Mais c’est mal connaître la classe politique au Liban que de penser qu’elles s’arrêtent à son image. Elle est actuellement en « mode survie » et chacun cherche à conserver ses acquis par rapport à son patron régional. A force, les politiques du pays sont devenus maîtres dans l’art de manipuler les initiatives étrangères selon leurs intérêts.

Par ailleurs, l’effondrement du secteur bancaire et l’explosion de la dette publique aggravent la situation politique.

Dans ce contexte politique et économique, une alternative politique est-elle envisageable selon vous ?

Nous sommes loin du compte. Actuellement, personne n’est capable de gagner les élections telles qu’elles ont lieu au Liban. Pour moi, c’est une impasse totale. Cela peut sans doute également expliquer la position résignée de la France de traiter avec les forces en présence.

Les groupes d’opposition nés de la Thawra ou des dernières élections n’ont pas la maturité ni le capital politique pour gouverner et capter les voix.

Comment envisager une sortie de crise ?

Après l’échec de l’initiative française en septembre, j’ai du mal à pointer du doigt le début d’une réforme possible. Le régime se nourrit de la crise, il est né de la guerre. Ce n’est pas une classe politique mue par l’intérêt général et cela ne va pas changer à court terme.

Le groupe international de soutien au Liban doit se réunir en octobre afin d’évaluer la situation du pays mais dans la situation actuelle entrevoir une piste de solution n’est pas chose aisée. J’appelle le Liban « le trou noir » car selon moi le pays est en voie de désintégration ; économique, politique, sociale, médicale… Sur ce dernier point, le secteur hospitalier est actuellement dépassé par le Coronavirus et l’absence de gouvernance ne permet pas de mettre en place une stratégie pour faire face à l’épidémie.

La dévaluation de la livre libanaise se poursuit (au Liban, le dollar et la livre libanaise circulent conjointement au cours officiel fixe de 1 dollars pour 1500 livres libanaises, NDLR). Aujourd’hui, un dollar équivaut à 9 000 livres et les comptes en dollars des épargnants ont été gelés. D’ailleurs, la banque libanaise a récemment annoncé qu’elle n’avait presque plus de devises et qu’elle serait sans doute obligée de lever les subventions sur les produits de premières nécessités comme le pain ou l’essence qui permettaient de ne pas voir les prix augmenter malgré la crise. Près de 70% de Libanais se retrouveront en situation de pauvreté au cours de cette année. Et personne n’a le moindre levier pour inverser la tendance.

La Thawra célèbre son premier anniversaire le 17 octobre. Dans ce contexte, un nouveau soulèvement est-il envisageable selon vous ?

L’opinion publique n’est pas forcément mobilisée. L’esprit du 17 octobre ne connaît pas de regain malgré l’aggravation de la situation depuis un an. La mobilisation manque de souffle. Les occupations d’espace public, les routes coupées, cela prend moins. Une autre stratégie devrait être envisagée face aux murs des oligarques et des miliciens.

Hors Beyrouth, la société civile a d’ailleurs repris sa casquette humanitaire. Les organisations distribuent des aides et laissent de côté l’engagement politique. A Beyrouth aussi, la société civile avait tenté le jeu politique mais elle l’a abandonné pour reprendre son rôle traditionnel. Son énergie est aujourd’hui captée par les centaines de milliers de victimes de l’explosion du port de Beyrouth.

L’immigration devrait aussi connaître un regain. On compte 72 000 départs depuis le début de l’année. Le solde migratoire sera négatif d’ici fin 2020, ce qui est une catastrophe économique, sociale et financière. Ce sont autant de voix pour les alternatives politiques qui partent également. Ce sont ceux qui auraient pu voter pour d’autres projets politiques.

Malgré tout, personne n’avait vu venir le 17 octobre 2019. Tout est possible, une étincelle inattendue malgré la fatigue…


Disponible sur https://www.1538mediterranee.com/karim-el-mufti-au-liban-la-societe-civile-a-abandonne-le-jeu-politique-pour-reprendre-son-role-traditionnel/

La thaoura, un an après : le virage raté de la représentativité politique

L'Orient Le Jour / Par Karim el-Mufti, le 14 octobre 2020 

https://www.lorientlejour.com/article/1236298/le-virage-rate-de-la-representativite-politique.html 

Quasiment un an après avoir été poussé à la démission par la fronde populaire du 17 octobre 2019, le Premier ministre Saad Hariri a annoncé, la semaine dernière lors d’une émission politique télévisée, sa volonté de former le prochain gouvernement. Le retour du dernier boulon – le cas échéant sunnite – dans le giron du régime politico-communautaire libanais claque comme un camouflet bien amer pour ceux qui pariaient sur un affaissement du système au vu de la ferveur des manifestants de l’automne dernier. Comment expliquer ce retour douloureux à la case départ, alors que le pays continue de couler, en sus d’avoir été foudroyé le 4 août par la négligence criminelle et la corruption généralisée des élites politico-communautaires ?

Car au lieu de consolider la vague contestataire contre le système gangrené en place, la double explosion du port de Beyrouth, qui a coûté la vie à 202 personnes, en a blessé 6 500 autres et dévasté une partie de la capitale, a parachevé l’essoufflement de la dynamique contestataire. Désormais affairés à la reconstruction des quartiers sinistrés et l’acheminement de l’aide à une population laissée à elle-même dans un contexte d’hyperinflation et d’effondrement des services publics, les groupes politiques alternatifs ne sont plus audibles sur la scène politique, retrouvant les codes et les réflexes de mission de la société civile dont proviennent la majorité d’entre eux. 

Ajoutons à cela le renoncement des différentes oppositions au sein du Parlement à leurs prérogatives, préférant sacrifier les outils du contre-pouvoir législatif sur l’autel d’une approche populiste basée sur l’émotionnel. Ainsi, la démission des députés Kataëb, dont le parti s’était frayé un chemin tant bien que mal le long de la crête de la vague de contestation, en sus de celle de Paula Yacoubian, seule députée de la « société civile » ayant arraché une victoire lors des élections de 2018, ne peut manquer d’interpeller, contribuant à desserrer un peu plus l’étau sur le régime politico-communautaire au cœur des institutions politiques. 

Solidité du régime 

Un an après la « révolution » du 17 octobre ayant permis à une jeunesse pleine d’espoir de crever le plafond de verre imposé par le système sectaire et patriarcal, force est de constater que le bilan reste maigre. Trois facteurs peuvent être mis en avant pour tenter de comprendre ce virage raté de cette colère populaire qui laissait penser que tout devenait possible pour le pays à la recherche d’un meilleur avenir. Tout d’abord, la solidité de ce régime politico-communautaire n’est pas à sous-estimer. La chute du gouvernement de Saad Hariri le 29 octobre 2019 n’ouvrit pas la voie à un renversement plus large de l’establishment politique en place. 

Ce dernier, via les différentes formations politico-communautaires, finira par conserver l’ensemble des leviers du pouvoir, sans oublier la puissance tirée de leurs parrainages régionaux et internationaux. Le cabinet Diab, désormais en charge des affaires courantes et faussement présenté comme technocrate, ne put en fait échapper aux pressions des « barons » politiques qui continuent de s’accaparer la réalité du pouvoir. Ce sont eux justement que le président français Emmanuel Macron a tenu à rassembler lors de ses deux visites à Beyrouth dans un contexte inédit de « sauvetage » d’un Liban « en danger de disparition », comme l’a souligné le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. Malgré l’échouage de l’initiative française sur les écueils de ce roc qu’est le régime politico-communautaire en place, le président Macron dut admettre que ces acteurs politiques « sont élus », leur rendant leurs lettres de légitimité, et ce au grand dam des tenants de la révolte du 17 octobre attachés au principe du rejet total de la classe politique : « Tous, cela veut dire tous ». 

La solidité du régime s’est également traduite par la brutale répression qui s’est abattue sur les contestataires. L’armée libanaise a eu recours impunément à un usage excessif de la force, mutilant même de nombreux manifestants, sans non plus intervenir durablement lorsque les partisans des partis chiites se mirent à attaquer les protestataires et brûler leurs tentes de rassemblement. Rappelons en outre les actes de torture contre de nombreux activistes par les services de sécurité, tandis qu’aucune action n’est entreprise par la justice pour sanctionner les responsables. 

Le facteur malchance fut aussi de la partie avec la pandémie de Covid-19 et un long confinement qui paralysa la faculté de mouvement de la population. Les différentes mesures de prévention liées au coronavirus ont ainsi cassé le rythme de la rue, qui tenta une reprise en main du cycle de la contestation dès le mois de juin mais sans grand succès. La seconde vague du coronavirus qui frappe le pays en ce moment avec une croissance exponentielle des contaminations laisse préfigurer un gel des mouvements de rue, malgré quelques rassemblements timides ici et là lancés par certains groupes. Tant que perdurera la menace de la pandémie, l’arsenal des contestataires ne pourra compter sur le levier stratégique du terrain, ce qui ne peut que contribuer au renflouement de la classe politique qui profite de ce temps mort pour colmater les brèches causées par le choc du 17 octobre. 

 Enfin, un facteur sociétal doit également être relevé, à savoir le maintien d’une base non négligeable de partisans irréductibles en soutien à leurs leaders politico-communautaires respectifs. Contrairement aux prédictions, l’attachement aux zaïms ne s’est pas délité à la suite de la tragédie du port de Beyrouth qui a consacrée l’absence d’empathie des élites politiques et leur profonde faillite. Bien au contraire, les tensions sociales se sont accrues en défense des différentes formations au pouvoir, laissant craindre des débordements sécuritaires, tandis que les jeunes désenchantés contemplent désormais le chemin de l’émigration. Sans être absolu, le clivage générationnel maintient les difficultés pour les courants réformistes. 

Dans un article publié le 1er octobre dans L’Orient-Le Jour, un jeune racontait, désabusé, que ses parents étaient pressés de le mettre dans l’avion pour assurer son avenir, tandis qu’« ils soutiennent encore certains partis politiques ». Ainsi, la peur existentielle des membres des « minorités », composantes historiques du Liban centenaire, continue de l’emporter sur les considérations citoyennes, prolongeant la mainmise des élites politico-communautaires via cet imparable cheval de Troie. 

Un tel facteur sociétal a d’autant plus compliqué le ralliement des Libanais restés sectaires aux formations politiques alternatives, lesquelles ne sont pas parvenues à capter un soutien populaire leur permettant de peser véritablement dans la balance politique. 

Impossible unité 

À ces facteurs viennent s’ajouter les errements de ces groupes d’opposition qui ont manqué l’opportunité de se constituer un véritable capital politique à la faveur des coups de boutoir de la « révolution » du 17 octobre contre le système. Minés par le traumatisme des résultats décevants des élections de mai 2018, les chefs de file des courants de la contestation se sont très vite dédouanés de toute « représentation » du soulèvement de la rue, pensant éviter ainsi d’être taxés d’opportunisme politique. 

C’était vite oublier le fondement même des systèmes politiques modernes basés justement sur le jeu de la représentativité ; à trop répéter qu’ils ne représentaient pas les protestataires, les leaders réformistes se sont trop vite privés d’un précieux capital politique. Partant, ces groupes ont préféré actionner une ligne stratégique portée sur l’unification des courants, qui n’a pourtant pas fait ses preuves lors des élections législatives de 2018. Obnubilés par la recherche d’une impossible « unité », les groupes politiques alternatifs n’ont su diriger leur combativité pour s’engouffrer dans les failles de l’édifice politico-communautaire. L’interprétation des accords de Taëf, la stratégie de défense (les armes du Hezbollah), la politique étrangère tout comme les orientations économiques nationales sont autant de pierres d’achoppement qui ne peuvent être dépassées sans un risque de dilution des différentes identités politiques. 

Par ailleurs, la richesse de leur diversité, qui s’inscrit dans la nature même du jeu démocratique, ne constitue pas le travers à surmonter, le pendant étant l’investissement massif et sans compromission, chacun dans son champ d’action, dans un travail d’ancrage politique du tissu social local acquis à la « révolution ». Un an après le 17 octobre 2019, l’État libanais demeure confisqué par des élites charognardes et machiavéliques, jalouses de leurs intérêts politiques et financiers, via un système de partage du pouvoir qui tente de se maintenir coûte que coûte. Si l’énergie véhiculée par l’esprit du 17 octobre reste intacte, elle devra percer de nouveaux canaux d’expression à même d’être représentés à l’échelle politique pour réussir à conquérir et constituer des contre-pouvoirs durables et efficaces. 

Par Karim EL-MUFTI 

Enseignant-chercheur en sciences politiques et droit international, directeur de la clinique juridique des droits de l’homme à l’Université la Sagesse.

Verdict TSL: Au-delà de la déception, une première judiciaire

Publié dans l'OLJ du 22 août 2020

Par Karim el-Mufti, 


 La gestion de la tragédie du 4 août a confirmé à quel point le besoin de justice demeure criant au Liban. Dès les premiers jours, la cacophonie judiciaire s’est ainsi ajoutée à l’incurie et à la confusion des autorités, qui ont laissé la société civile en première ligne dans l’aide aux victimes et au déblaiement des dégâts. Tout cela traduit un vague sentiment de déjà-vu, dénotant le même état de désordre institutionnel que lors de l’attentat dans lequel a trouvé la mort l’ancien Premier ministre Rafic Hariri ainsi que 21 autres personnes, le 14 février 2005. 

C’est ce crime terroriste que le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) se chargeait de juger depuis le début, en 2014, du procès de cinq (puis quatre) accusés, tous affiliés au Hezbollah. C’est dire si ce verdict, rendu quinze ans après ce crime et deux semaines après le drame du 4 août, était attendu. Et les déceptions qu’a pu susciter sa teneur (une condamnation et trois acquittements) chez de nombreuses parties sont sans doute à la hauteur de cette attente. Avant même ce jugement, nombreux sont ceux qui voyaient déjà dans cette instance la manifestation d’une « justice sélective ». 

À la sortie de la guerre civile, une amnistie a effectivement blanchi les responsables des pires atrocités, tandis qu’étaient exclues de la clémence les attaques contre les figures politiques et religieuses. En 2005, une logique similaire semble l’emporter : les victimes lambda des multiples déchaînements de violence post-guerre ne pouvant espérer la même considération juridictionnelle que l’ancien Premier ministre assassiné. Modus operandi Et pourtant, il s’agit d’examiner les apports considérables rendus par les travaux du TSL. Notamment au regard de l’appréciation des éléments de preuve présentés. Comme le spécifie la version résumée du jugement : « La chambre de première instance ne détermine pas (…) si les accusés sont “coupables” ou “innocents”, mais (…), conformément aux principes du droit international des droits de l’homme, elle n’est tenue que de déterminer leur culpabilité au-delà de tout doute raisonnable » (§41). 

L’acquittement de trois des quatre accusés faute de preuves concluantes dénote l’attachement des magistrats à ces règles. En prononçant la culpabilité de Salim Ayache, les juges ont ainsi identifié nommément l’une des personnes impliquées dans le complot terroriste. Il fut également établi qu’il était un partisan du Hezbollah (§57) et que « la Syrie et le Hezbollah auraient pu avoir des raisons d’éliminer M. Hariri et certains de ses alliés politiques » (§57). Les juges ont estimé ne pas pouvoir « ignorer le contexte (politique et historique) de l’attaque comme étant un mobile possible » (§55), tout en reconnaissant que « les éléments de preuve ne permettent pas d’établir de manière affirmative qui les a menés à assassiner M. Hariri » (§502). 

Ainsi, si la cour n’a pas engagé la responsabilité du leadership du parti de Dieu dans l’affaire, c’est avant tout par manque de preuves, auquel l’altération de la scène du crime dès le soir même de l’attentat par les autorités libanaises (§85) n’est pas étrangère. En revanche, le jugement relève le très haut degré d’organisation et de discipline des personnes impliquées dans l’attentat, lequel « souligne l’implication (...) de personnes ayant un point commun tel que l’appartenance à une organisation (…) soudée dans laquelle des agents de confiance se voient déléguer des tâches particulièrement sensibles » (§497). Les enquêteurs, libanais comme internationaux, ont dû faire face à des obstacles monumentaux, dont le sacrifice du capitaine Wissam Eid assassiné en janvier 2008 – une affaire jamais élucidée par la justice libanaise – pour avoir brillamment mis au jour des indices cruciaux avec son étude des réseaux de télécommunications. 

Ces efforts ont permis de percer le modus operandi de l’attaque terroriste, ce qui constitue en soi une issue spectaculaire, et désormais connue au regard de tous. Selon le jugement, « dix individus ou plus étaient impliqués dans le complot criminel » (§475), sachant qu’au moins 63 personnes étaient impliquées d’une manière ou d’une autre. Ils établissaient le contact au moyen de mobiles aux lignes prépayées, liées à de fausses identités, et organisés en réseaux de communication voulus secrets. Ainsi, le principe de colocalisation des différents appareils mobiles a permis d’épingler Salim Ayache dans son « rôle central et leader dans l’exécution de l’attaque » (§553). Ce fil d’Ariane sans lequel « il n’y aurait aucune preuve le liant à l’explosion » (§543) constitue un précédent en matière de reconnaissance de cyberpreuves pour confondre les intentions criminelles d’un accusé. 

Or le simple fait de lever de nombreuses zones d’ombre sur une attaque terroriste d’une telle sophistication tout en aboutissant à une condamnation constitue, en matière d’assassinat politique, une première dans l’histoire du Liban. En sus, cette condamnation apporte un début de reconnaissance aux souffrances des victimes dont la chambre a rappelé la nécessité d’attribution de compensations. 

 Leçons

D’une certaine manière, ce jugement apporte donc aussi une pierre utile au puissant mouvement de redevabilité qui anime toutes les victimes au Liban, particulièrement depuis la catastrophe du port de Beyrouth. Il y va de l’intérêt national de sortir de la hiérarchisation des victimes pour construire les outils mettant fin à l’impunité. Ce premier verdict apporte également des leçons de poids sur le plan du contre-terrorisme, dans une région sclérosée par ce fléau. 

Le modus operandi révélé a mis en lumière des failles monumentales dans le dispositif sécuritaire libanais. Qu’il s’agisse des faits établis (la surveillance, les canaux de communication, les moyens financiers faramineux, etc.) ou non (par exemple l’acquisition des explosifs ou l’identité du kamikaze) par la chambre de première instance, les Libanais sont en droit de savoir si ces défaillances structurelles ont été résolues, les auteurs n’ayant jamais été inquiétés, ni même soupçonnés. 

Par ailleurs, le mandat du TSL inclut aussi trois autres cas appelés à être jugés, à savoir l’assassinat de Georges Haoui, le 21 juin 2005, et les tentatives d’assassinat contre Marwan Hamadé le 1er octobre 2004 et Élias Murr le 12 juillet 2005. Il n’est pas non plus exclu que le procureur fasse appel de l’acquittement des trois autres accusés de l’affaire Hariri, à condition toutefois de pouvoir entrer en possession d’éléments nouveaux et d’avoir l’opportunité de pouvoir remonter la piste des commanditaires, grands absents du premier procès. En attendant, il est de la responsabilité des autorités libanaises de tout mettre en œuvre pour arrêter Ayache. 

Sans véritable effort, les officiels libanais risquent de s’attirer des sanctions internationales, notamment américaines. Dans ce contexte politique et judiciaire, le Hezbollah se confronte à un casse-tête pour tenter de limiter l’impact de cette épée de Damoclès. Fils et héritier politique de l’ancien Premier ministre assassiné en 2005, Saad Hariri pourrait, lui, y voir une brèche lui permettant de remonter en selle après une série de déconvenues qui ont manqué de le propulser hors du jeu politique libanais.

HUMAN DIGNITY REPORT LEBANON 2019: AN ASSESSMENT OF SOCIO-ECONOMIC RIGHTS

By Dr. Karim El Mufti & Dr. Omar Nashabe
22 July 2020

Read the Human Rights Dignity Report for Lebanon 2019, produced for Amel Association International before the grave deterioration of the socioeconomic situation in the country in the past months. 

It was e-launched through three videos presenting the contours of this field research which sets the tone for the crucial needs of those residing in Lebanon in terms of preserving their basic dignity.

Video of Dr. Kamel Mohanna, president of Amel

Video of Dr. Omar Nashabe, Senior Researcher

Video of Dr. Karim El Mufti, Senior Researcher



Troubles du 6 juin : la stratégie de verrouillage du régime libanais

Par Karim El Mufti
Enseignant-chercheur en science politique et droit international. Directeur de la Clinique juridique des droits de l’homme à l’Université La Sagesse.
 
Publié dans L'Orient Le Jour le 13 juin 2020
https://www.lorientlejour.com/article/1221736/troubles-du-6-juin-la-strategie-de-verrouillage-du-regime-politico-communautaire.html 

Le gouvernement de Hassane Diab aura vu, malgré lui, son vœu exaucé en ce samedi 6 juin 2020, celui d’apparaître comme purement « technocrate », tandis qu’il se trouvait impuissant face aux violences communautaires qui faillirent mettre le feu aux poudres au sein de trois quartiers bien marqués politiquement (Ring/Khandak el-Ghamik ; Aïn el-Remmané/Chiyah ; Barbour/Tarik Jdidé). Aux abonnés absents, le cabinet a démontré une fois de plus que le pouvoir réel était détenu par les formations politico-communautaires. Ce sont en effet elles qui ont réagi les premières afin de circonscrire les tensions et calmer la rue confessionnelle à coups de « contacts politiques » et de déclarations se voulant garantes du « vivre-ensemble ». Le cas échéant, l’impact du cabinet aura été bien maigre, démontrant une fois de plus sa dépendance vis-à-vis de ses parrains politiques. Dans les semaines précédentes, tandis que le pays entamait bon an mal an le déconfinement, les groupes de pression et de protestation redevenaient de plus en plus actifs sur le terrain, se promettant de redoubler d’efforts pour réactiver l’esprit de la « révolution » du 17 octobre. Et ce d’autant que la situation socio-économique a bien empiré depuis le bouclage du pays en mars dernier : la valeur de la livre libanaise poursuivait sa lente dépréciation par rapport au dollar, affectant sévèrement le marché du travail, le taux de chômage et le coût de la vie quotidienne. Dès la fin du mois d’avril, certains groupes croisaient déjà le fer avec l’armée dans des heurts qui firent un nouveau mort parmi les manifestants. Fawwaz Samman fut ainsi tué le 27 avril à Tripoli par la répression des forces armées chargées d’une mission pour laquelle elles ne sont pourtant pas entraînées. La violence exercée par l’armée contre les manifestants fut particulièrement brutale, des actes de torture ayant notamment été rapportés par les personnes qui furent arrêtées.

Double décrédibilisation
Dans un tel contexte explosif, il y avait fort à parier qu’une réorganisation des groupes de contestation, à l’orée du déconfinement, dérangerait le régime politico-communautaire en place, lequel a recouru à sa planche de salut habituelle, celle du péril confessionnel. Selon une chorégraphie bien ficelée, les différents acteurs politiques ont ainsi œuvré à une stratégie de décrédibilisation sur deux champs.

D’abord, en semant la confusion sur le plan des revendications des groupes alternatifs dont les slogans ont subi un certain flottement la semaine précédant la journée du 6 juin. Fut ainsi remise sur le tapis la question de l’application des résolutions 1559 (appelant au désarmement de l’ensemble des milices) et 1701 (autorisant un accroissement des effectifs de la Finul afin d’aider l’armée libanaise à sécuriser la frontière sud) du Conseil de sécurité des Nations unies qui rouvrit en surface le clivage ancien des 8 et 14 Mars. Ces tergiversations ont conduit à la tenue, à une date différente, de deux marches séparées contre le pouvoir. Voulant échapper aux polémiques s’agissant des slogans du 6 juin, une manifestation fut organisée à Saïda la veille, appelant à une « transition pacifique du pouvoir » via la pression populaire. Le gros des groupes contestataires s’est quant à lui réuni comme initialement prévu le 6 juin au centre-ville de Beyrouth. Parmi ceux-ci, une vingtaine signèrent une déclaration commune revendiquant un « gouvernement de transition doté de prérogatives exceptionnelles » ainsi que la mise sur pied d’un comité électoral indépendant ayant en charge la tenue d’élections législatives anticipées.

Devant les dérapages du 6 juin, les partis traditionnels, pourtant responsables de ces débordements, se sont rapidement drapés en gardiens de la concorde intercommunautaire, seuls « capables » de stopper la spirale de la violence. Se désignant ainsi comme les « adultes dans la pièce », ils comptent exacerber le décalage avec les autres acteurs et figures se posant en alternative. Dans un même temps, cet épisode aura confisqué l’attention médiatique dont auraient pu profiter les groupes de contestation dans ce contexte propice, victimes au contraire d’un brouillage de leur message. Paradoxalement, la plus forte mobilisation au lendemain des violences fut celle appelant au « renforcement de la paix civile et du rejet de la discorde », organisée au musée de Beyrouth sous l’égide des présidents des ordres des professions libérales et des universités privées, dont ce n’est a priori pas le rôle premier depuis la structuration de formation issues de la société civile. De leur côté, les groupes politiques alternatifs réagissaient par communiqués...

La seconde victime de l’action de décrédibilisation se trouve être le Premier ministre Hassane Diab. Le tout récent tournant des manifestations et des actions dans la rue incluant les sympathisants d’Amal et du Hezbollah parmi les rangs de la contestation jeudi soir semble confirmer la pression qu’entendent faire monter les tenants du régime contre le chef du gouvernement et vise à lui rappeler combien son mandat ne tient qu’à un fil. Ce revirement vis-à-vis du cabinet, pourtant initialement soutenu, fait suite à une série de mésaventures du Premier ministre. En effet, celui-ci fut sensiblement affaibli par un certain nombre de mauvais calculs politiques. Parmi lesquels figure la tentative de limoger le gouverneur de la Banque centrale Riad Salamé, maladroite aussi bien sur le fond (en évaluant mal le cours du rapport de force) que sur la forme (en improvisant ouvertement un tour de table des opinions durant une session en Conseil des ministres). On peut aussi mentionner l’autorisation accordée à la construction d’une centrale électrique à Selaata (sur pression du Courant patriotique libre), alors que le gouvernement l’avait préalablement rejetée. Les récentes nominations administratives approuvées en Conseil des ministres, attribuées selon les codes népotiques et communautaristes en place, aggravent ultérieurement la perte de crédibilité du Premier ministre, apparaissant comme présidant une chambre d’enregistrement des intérêts des formations traditionnelles. Cet isolement préserve donc le champ politique des forces politico-communautaires qui excellent dans la gestion des crises et peuvent compter sur des noyaux durs de partisans pour le quadrillage du terrain.

Pouvoir de nuisance
Rappelons que durant les élections parlementaires de mai 2018, les six partis politico-communautaires (Hezbollah, CPL, Futur, Amal, FL, PSP) ont rassemblé 69,22 % des voix exprimées, tandis que les listes issues de la société civile n’en ont obtenu que 2,28 %. En prenant en compte l’important taux d’abstention (50,32 %), la représentativité politique, sur l’ensemble des électeurs inscrits, des forces politico-communautaires tombe à 34,39 %. Cela laisse certes ouvertes les opportunités pour les groupes alternatifs de se constituer éventuellement une base électorale. Mais pour les tenants du régime, cette marge (s’y ajoutent les composantes alliées et amies) reste assez confortable pour conserver l’exercice de leur pouvoir de nuisance.

Situé au cœur de leur stratégie de pompiers-pyromanes, le recours à la violence politique par les forces politico-communautaires réaffirme le cas échéant l’accès aux dividendes (sur tous les plans) des pseudo-réconciliations. Ces partis se posent en champions de la préservation de la coexistence pacifique et, ce faisant, parviennent à monopoliser les arcanes du pouvoir. L’intensité de cette violence politique n’est plus à démontrer. Sur la seule décennie précédente, rappelons les attaques des milices du 8 Mars en mai 2008, qui donnèrent lieu à l’accord de Doha, promettant la continuité de la gouvernance politique selon les mêmes codes consociatifs. Les clashs de Jabal Mohsen et Bab el-Tebbaneh (entre 2011 et 2014), de Jahliyeh (tentative d’arrestation musclée de Wi’am Wahhab en décembre 2018) ou ceux de Qabr Chmoun de juin 2019 sont, eux, autant de cas d’école dans lesquels les « contacts politiques » en haut lieu finissent par paver la voie à la désescalade et la conciliation.
Il s’agit là du principal vecteur de verrouillage du régime libanais par les parrains politico-communautaires. La neutralisation de cette dynamique de manipulation figure parmi les défis les plus cruciaux des groupes politiques alternatifs engagés dans la bataille pour s’imposer auprès d’une opinion publique sensiblement exposée aux dommages systémiques de la récession économique.

Au Liban, l’avenir de la contestation passe par la conquête des pouvoirs intermédiaires

Publié dans l'Orient-Le Jour
25 janvier 2020
https://www.lorientlejour.com/article/1203764/lavenir-de-la-contestation-passe-par-la-conquete-des-pouvoirs-intermediaires.html 

Depuis sa nomination, le Premier ministre Hassane Diab a dû faire face à différents défis pour la composition de son gouvernement, pris entre le marteau de la représentativité sunnite au sein du jeu des quotes-parts politiques, et l’enclume des protestations du 17 octobre qui revendiquent un cabinet totalement indépendant et non partisan. Ce processus de formation, qui a duré un peu plus d’un mois, a été ultérieurement compliqué par le contexte régional et les suites de l’assassinat de Kassem Soleimani, en début d’année.

En même temps, et pour mettre un peu de distance vis-à-vis des partis politiques, Hassane Diab a mis en avant le caractère « technocrate » de son cabinet, à défaut de pouvoir le qualifier d’« indépendant ». En cela, ce gouvernement présente une configuration assez nouvelle par rapport aux différents cabinets qui virent le jour depuis l’accord de Doha de 2008.

Cette spécificité gouvernementale est cependant déjà rudement mise à l’épreuve, notamment par la tournure prise par l’opposition politique qui se trouve éclatée dans une période de grande instabilité. Du côté des formations politiques traditionnelles non associées au gouvernement (courant du Futur, Forces libanaises et Parti socialiste progressiste), l’absence de front uni, suite aux brouilles entre leurs chefs respectifs, devrait limiter leur champ d’impact à court terme. La fragmentation est également de mise du côté des différents courants qui animent les protestations contre le régime depuis le 17 octobre, aucune matrice commune ne se dégageant sur les alternatives susceptibles de renverser la structure du pouvoir en place. Ces courants sont également divisés vis-à-vis de la position à adopter au sujet du nouveau gouvernement de Hassane Diab, les uns revendiquant sans plus attendre sa démission, tandis que d’autres affichent une certaine conciliation et préfèrent juger sur les actes de l’exécutif.



Pression multiforme

Résultat, le contexte demeure très volatil et manque de lisibilité, ce qui donnera sans doute lieu à des stratégies désordonnées dans les rangs des contestataires. Les plus radicaux prônent la poursuite de la violence de rue pour maximiser la pression contre le régime, entendu comme un tout. En même temps, des voix s’expriment en faveur d’une désobéissance civile à l’égard du paiement des différents dus aux secteurs public et bancaire, tout comme des appels s’élèvent pour des élections anticipées, l’indépendance de la justice, le remplacement du gouverneur de la Banque centrale, ou des sanctions contre les agents des brigades antiémeute qui ont occasionné de sérieux handicaps parmi les manifestants. Tout ceci dans un contexte de grave choc socio-économique que doivent encaisser les différentes couches de la population touchées de plein fouet par les licenciements, les réductions de salaire et l’inflation galopante du fait du flottement officieux du cours de la livre libanaise face au dollar.

Au vu de la nature multidimensionnelle de la crise libanaise, cette pression multiforme aura sans doute du mal à venir à bout du système en place, malgré une Deuxième République à bout de souffle. Il n’en reste pas moins que la percée d’un gouvernement de nature hybride dénote un début d’affaissement de l’autorité des formations traditionnelles, qui ont dû composer avec la pression populaire, sans pour autant adhérer à aucune de leurs revendications, de peur d’un effet domino.
Cependant, si une conquête du pouvoir politique par les élections s’annonce problématique à court terme – notamment au vu des précédentes expériences connues par les listes issues de la « société civile » en 2016 et 2018–, d’autres stratégies pourraient être envisagées pour poursuivre le processus de délégitimation des gardiens du temple politico-communautaire et tenter de revivifier par endroits le processus de rétablissement de l’État libanais, otage de considérations miliciennes et mafieuses.


Défaire la doctrine de la trivialité


Car en dépit du caractère désorganisé des mobilisations civiques et populaires qui se refusent à se structurer en modèle pyramidal, celles-ci engendrent une puissante énergie en faveur de dynamiques d’institutionnalisation, basées sur le respect de la « Res Publica » et ses valeurs, telles que la citoyenneté et la justice sociale.
L’élection, tout juste un mois après l’éclatement de la révolte, du nouveau bâtonnier de l’ordre des avocats, Melhem Khalaf, constitue à ce titre un cas d’école pour des dynamiques réformistes basées sur une stratégie d’occupation des espaces intermédiaires de pouvoir et d’autorité. Une stratégie permettant à de nouvelles figures d’émerger et d’incarner les valeurs de l’État de droit et de bonne gouvernance à travers leur intégrité professionnelle et des actes très ciblés dans le cadre de leurs prérogatives.

Il s’agira pour les différents courants et mouvements de maintenir assez de pression pour essaimer des leaders dans les différents centres d’autorité qui serviraient de réels contre-pouvoirs aux oligarques en place. Du très proactif « Club des juges » – qui a su faire entendre une voix dissonante pour s’insurger aussi bien contre l’interventionnisme politique que les pratiques douteuses en cours dans les couloirs des Palais de justice – aux ordres professionnels, syndicats, coopératives agricoles ou marchandes, autorités de régulation et de contrôle, médiateur de la République (jamais nommé depuis 2005), etc. : là résident les énergies à libérer.


L’émergence de ces champions de l’intégrité et de l’action publique (au sens large du terme) contribuerait ainsi à défaire la doctrine de la trivialité qui a systématiquement paralysé les institutions publiques ces dernières décennies. À leur suite, chaque citoyen sera appelé à s’inspirer de l’esprit du 17 octobre afin d’appliquer une tolérance zéro vis-à-vis de la corruption dans son milieu professionnel et social.
Cette stratégie de conquête de ce qui s’apparente à des contre-pouvoirs favoriserait des dynamiques transformatrices qui, entrelacées avec les pressions populaires et civiques, animées par le choc du 17 octobre, contribueraient à battre en brèche la vieille acceptation du népotisme et de la corruption, et ancrer au contraire l’institutionnalisation comme véritable forme de gouvernance. Ainsi, un début de réappropriation de l’État pourrait passer par l’action de ces forces vives en aval, lesquelles maintiendraient cette boussole tout au long du chemin cahoteux vers une Troisième République libanaise qui reste à concevoir.

Par Karim el-Mufti
Enseignant-chercheur en science politique et droit international. Directeur de la Clinique juridique des droits de l’homme à l’Université La Sagesse.