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Le 21ème siècle s’invite dans le Monde Arabe

Karim El Mufti

Chercheur en science politique

le 12 février 2011

Cantonnées dans des dictatures militaires et policières respectivement depuis 1981 et 1987, l’Egypte et la Tunisie ont inauguré dans cette nouvelle décennie du 21ème siècle un chapitre de révolte, de contestation et de renversement des régimes en place.

La fuite du président Ben Ali à Jeddah le 14 janvier dernier sous la pression de la rue a ainsi fait volé en éclat le pacte en vigueur entre la classe dirigeante et les Tunisiens depuis l’accession au pouvoir de Ben Ali, après avoir écarté le père de la Nation Tunisienne, Habib Bourguiba. A cette époque, les Tunisiens se sentent cernés, d’un côté, par la Jamahirriya libyenne ayant endossé un terrorisme d’Etat et, de l’autre, l’Algérie aux relents d’islamisme qui porteront le Front Islamique du Salut aux premières loges durant le scrutin de 1991. L’annulation de ce dernier lors d’un coup d’Etat militaire enfoncera d’ailleurs le pays dans une grave et sanglante guerre civile, faisant payer le prix fort aux populations civiles. Dans ce contexte, le pacte tunisien soumit ses citoyens au pouvoir de la dictature policière contrôlée désormais par l’ancien ministre de l’Intérieur de Bourguiba, en contrepartie d’une mise à l’abri des menaces potentielles contenues dans le Maghreb des années 1980 et 1990, tout en consacrant un modèle économique libéral qui permit de consolider la classe moyenne tunisienne.

L’ouverture au libéralisme fut également de mise dans l’Egypte de Moubarak, poursuivant les réformes économiques de Sadate (la politique de l’Infitah) en tournant le dos au socialisme d’Etat imposé par les années Nasser. Ce revirement économique, la paix signée avec Israël et la confortable aide économique et militaire en provenance des Etats-Unis (de l’ordre de 1.3 milliards de dollars par an), permirent à l’Egypte de retarder toute transition politique et d’étouffer toute contestation du régime[1]. Par ailleurs, les attentats du World Trade Center de septembre 2001 et la psychose du terrorisme islamiste prolongea la mainmise dictatoriale dans ces deux pays, renforçant, au moyen de technologies occidentales, la persécution des formations islamistes, et réprimant dans un même temps, toute alternative politique potentielle à Tunis comme au Caire.

Comme la Tunisie, cet Etat d’exception fut également balayé en Egypte le 11 février 2011, le poids des gigantesques manifestations et la pression de l’armée égyptienne, dépassée par les évènements et craignant le déclenchement d’une guerre civile dans le plus grand des pays arabes, poussant le raïs à quitter son trône.

Si les méthodes de soulèvement (rassemblements de masse, affrontements avec les autorités, dressage de barricades, paralysie du système) semblent a-historiques, transcendant dans sa forme les grandes étapes de l’histoire des civilisations, l’usage intensif des réseaux sociaux électroniques tels facebook et twitter, ont soufflé sur les deux révolutions tunisienne et égyptienne un parfum de modernité, permettant une impressionnante accélération de l’histoire dans la région. Figé dans un immobilisme politique et une stagnation d’une durée exceptionnelle[2], le monde arabe n’a pas su prendre le coche du 21ème siècle, mais c’est ce même siècle d’Internet et de ce qui fut appelé les autoroutes de l’information, ces autoroutes de la connaissance et de la liberté, qui permit aux jeunes générations de percuter de front les deux régimes arabes et finalement renverser les géants mais vieillissants dictateurs.

Il y a dix ans, la Serbie mettait fin à la dictature de Slobodan Milosevic, renversé dans la rue par le mouvement populaire Otpor (résistance) en 2001, et qui permit de clôturer l’ère de transformation de l’ex-Europe de l’Est ralliée au camp occidental et son Pacte de Stabilité européen et otanien. Il fallut une décennie complète pour les rues arabes, passé le traumatisme de l’invasion de l’Iraq en 2003 et l’imposition du changement par des modalités néocoloniales, pour lancer des mobilisations de pareille ampleur. Le défi de la transition politique commence tout juste et, à la différence de l’ancien bloc communiste, aucun encadrement régional n’est aujourd’hui efficacement en place dans la région du Maghreb et du Moyen-Orient pour insuffler les valeurs de l’Etat de Droit, du pluralisme politique et du respect des libertés individuelles. C’est aux forces vives dans les deux sociétés tunisienne et égyptienne d’agir ensemble pour gérer à présent leur transition politique, bâtir des institutions modernes qui puissent cette fois assurer les conditions d’un développement socio-économique à l’ensemble de la population.

A ce titre, il faudra compter dans les deux cas avec le rôle prépondérant de l’armée qui se maintient comme figure politique de première importance aussi bien à Tunis qu’au Caire. Il s’agira donc de suivre quelle forme de partenariat se dessinera à la lumière des élections générales prévues prochainement dans ces deux pays arabes, et qui mettront en compétition les idéologies aujourd’hui libérées des acteurs politiques, dont les desseins politiques se révèleront vite contradictoires, voire incompatibles. Qu’il s’agisse des courants républicains, islamistes, socialistes, antisionistes, ultralibérales, militaristes, ce rapport de forces postrévolutionnaire à venir, commun à toutes les révolutions populaires, va exacerber les ambitions politiques, avant de déterminer les contours du nouveau pouvoir dans les deux pays ainsi que leurs orientations stratégiques sur la scène régionale et internationale.



[1] Lire sur le sujet Maurice Flory, Bahgat Korany, Robert Mantran, Michel Camau et Pierre Agate. Les régimes politiques arabes, Paris, Presses universitaires de France, 1990, pp. 203-287.

[2] Ghassan Salamé fouille la notion d’un exceptionnalisme arabe, évoquant un « monde arabo-islamique […] comme rétif à ce changement, […] hostile à engager un véritable processus de démocratisation », in Démocraties sans démocrates, politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Fayard, 1994, p. 8.

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