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La justice transitionnelle, une piste pour briser le cycle de l’impunité

par Karim El Mufti
Publié par L'Orient Le Jour le 4 août 2022, lien ici

« 5 jours ! ». Telle fut la promesse populiste du ministre de l’Intérieur de l'époque, Mohammad Fahmi, au sujet de la désignation des responsables de la double explosion de la veille au port de Beyrouth. 

 Deux ans plus tard, tandis que l’effondrement d’une partie des silos du port de Beyrouth est venu réveiller les démons du cauchemar de ce moment d’horreur, l’impunité reste pourtant de mise. Le juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar, qui prit le relais de l’« enquête » après la mise à pied du juge Sawan, se voit entravé par des manœuvres politiciennes de basse augure, privilégiant encore et toujours la « stratégie d’amnésie », visant à effacer progressivement le poids de leurs responsabilités et les pressions de redevabilité. Après tout, comment ceux qui ne furent jamais inquiétés pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité durant la guerre civile (grâce à une amnistie inconditionnelle auto-octroyée en 1991) pourraient l’être pour des faits qu’ils considèrent comme « une série de négligences et d'incompétences, accumulées au fil des ans et à différents niveaux », pour reprendre les propos du Président Aoun dans son discours commémorant la première année de la tragédie. 

Du côté des instances judiciaires, celles-ci n’ont pas non plus pris la mesure de l’immensité du séisme – un de plus – qui toucha la capitale libanaise. Tout avait pourtant bien commencé avec la saisie par le Conseil des ministres dès le 10 août de la Cour de Justice, organe consacré aux crimes contre la sécurité du pays, en place et lieu du tribunal militaire un temps évoqué et ce, malgré les graves manquements de cette Cour aux principes du procès équitable. Sauf qu’il s’agit également de relever la légèreté des moyens mis en oeuvre par l’institution judiciaire : le fait qu’un seul juge d’instruction et une poignée de greffiers soient formellement chargés de tirer au clair une affaire de cette ampleur tient de la plaisanterie, sans que cette configuration ne soit remise en cause.

 Même les demandes d’internationalisation des efforts d’investigation restèrent lettre morte. Dès le lendemain du drame, nous écrivions au Secrétaire Général des Nations Unies (SGNU) pour l’enjoindre d’activer le mécanisme lui octroyant depuis la fin des années 1980 le pouvoir d’enquêter sur les allégations d’emploi d’armes chimiques. La suspicion planant sur le fait que ce gigantesque stock de nitrate d’ammonium, irrégulièrement entreposé au port de Beyrouth depuis 2014, soit l’objet de trafic vers la Syrie en pleine guerre aurait dû le pousser à entreprendre une telle initiative, voire saisir le mécanisme d’enquête déjà établi par le Conseil de Sécurité en 2015 « chargé d’identifier les personnes, entités, groupes ou gouvernements qui ont perpétré, organisé ou commandité l’utilisation comme armes, en République Arabe Syrienne, de produits chimiques, y compris le chlore et d’autres produits toxiques ».

Connaître, reconnaître et réparer

Ni justice libanaise donc, empêtrée dans ses contradictions, ni coopération internationale. Le moment est peut-être venu pour le Liban d’explorer de nouveaux outils pour actionner des processus de recherche de la vérité et une réelle reconnaissance de la souffrance causée aux victimes et leurs familles.

 Des actions relevant d’une justice dite transitionnelle pourraient offrir un cadre pour répondre au droit vital de savoir de la population beyrouthine et ses victimes. Ce droit n’est d’ailleurs pas étranger au contexte libanais car formellement reconnu par le Conseil d’État en 2014, dans le cadre du droit des familles des disparus de connaître le sort de leurs proches. Par justice transitionnelle, on entend des mesures prises pour connaître (la vérité), reconnaître (la responsabilité) et réparer (s’excuser pour) les injustices passées dans le but d’assurer une réelle réconciliation. Ce champ d’action remonte au cadre fixé par le président Nelson Mandela oeuvrant à pacifier l’Afrique du Sud au sortir de près de 50 ans d’Apartheid. Les conclusions de la Commission sud-africaine de « Vérité et Réconciliation » furent un moment fondateur et une innovation conceptuelle devenue point d’ancrage des modalités alternatives au carcan judiciaire pour rendre grâce aux victimes tout en pointant du doigt les responsables d’atrocités.

 Le Liban officiel s’est toujours ligué contre tout dispositif relevant de près ou de loin à la justice transitionnelle, mais la dévastation d’une capitale en l’espace d’une seconde pourrait constituer le moment fondateur propre au Liban pour mettre fin au cycle de totale impunité de ses dirigeants.

 Pour enclencher ledit processus, il n’est d’ailleurs pas nécessaire de reconstituer l’entièreté du gigantesque puzzle de l’affaire, lequel pourrait reposer sur l’infime partie des faits incontestés du drame, à savoir le premier signalement de l’incendie au port sur les réseaux sociaux à 17h54, conduisant à une première explosion à 18h07 avant que ne se produise une seconde déflagration 35 secondes plus tard à 18h08. Durant ces 14 longues minutes, aucun responsable politique, militaire, sécuritaire ou administratif, pourtant informés de la présence de nitrate d’ammonium en si grande quantité dans le port ne crut bon de sonner l’alerte pour que la population puisse se mettre à l’abri. Le Président Aoun a confirmé avoir été mis au courant le 20 juillet 2020, le Premier ministre Hassane Diab le 3 juin, tout comme les principaux ministres concernés et les responsables sécuritaires, sans oublier le Commandant de l’armée le Général Jean Kahwaji.

 Au vu de la paralysie judiciaire, la dimension pénale de leurs responsabilités respectives, voire leurs éventuelles mises en accusation pour « homicide involontaire » et « non-assistance à personnes en danger » (relevant de ces seuls faits), n’est pas prête d’aboutir. C’est là qu’interviendrait un processus parallèle de justice transitionnelle instaurant un cadre de valorisation des attentes des victimes sans devoir se plier aux exigences procédurales judiciaires, et sans porter ombrage aux procédures pénales en « cours ».

Briser le mur de la nonchalance

Aucune instance ne dispose nécessairement du monopole pour lancer pareille initiative : parlementaires, journalistes, activistes, familles des victimes, toute institution ou regroupement d’institutions pourrait se mobiliser et exercer suffisamment de pression politique et sociale pour tenter de briser le mur de la nonchalance de ceux qui se devaient de donner l’alerte mais ne l’ont pas fait. Ceci dit, les autorités administratives indépendantes, qui ont récemment émergé au Liban (Commission Nationale des Droits de l’Homme ; Anti-Corruption ; Disparus), disposent des outils nécessaires, notamment la prérogative de former des commissions d’enquête indépendantes, pour mener à bien pareille entreprise.

 Concrètement, la mise en place d’une commission de type justice transitionnelle inciterait les responsables qui étaient au courant de la présence du stock de nitrate à raconter, publiquement et individuellement, leurs faits et gestes, minute par minute, durant ces 14 minutes de l’incendie précédant la double explosion, avant de s’excuser publiquement pour leur négligence. Ces témoignages pourraient même prendre la forme de dépositions versées auprès de l’instruction de la Cour de justice – si tant est qu’elle redémarre un jour – et faire valoir des circonstances atténuantes dans d’éventuelles mises en examen, comme le permet déjà la législation libanaise.

 Les ressorts de ce type de dispositif reposent avant tout sur l’idée de faute politique et morale via des mesures rejetant l’amnésie pour les actes commis. Ils agissent également pour le « droit de savoir » des victimes et tuent dans l’œuf toute possibilité d’une amnistie ou prescription inconditionnelle des faits reprochés. L’affaire n’est certes pas aisée, mais la piste de la justice transitionnelle offre l’avantage d’élargir le terrain de mobilisation au-delà de la seule instance judiciaire, dont la temporalité diffère des attentes immédiates d’une population, victime d’une énième atrocité à son encontre.

 

Karim El MUFTI est professeur invité à l’Université Saint-Joseph, expert international pour les affaires de justice et de sécurité.



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