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Pourquoi l'impunité prévaut-elle au Liban?

Karim EL MUFTI, le 4 août 2025.

5 ans après la double explosion du port de Beyrouth sans l’avènement d’une quelconque justice ou réparation, l’UE vient rappeler l’importance de mettre fin à l’impunité pour redresser le Liban.

Facile à dire sachant que la justice ne se décrète pas de Bruxelles ou de Washington. Ses rouages doivent émaner du coeur même d’une société qui décide de s’en approprier les valeurs et les mécanismes.

Alors pourquoi diable le Liban semble-il si réfractaire à toute lutte contre l’impunité ?

La racine de cette ablation de la justice dans le tissu social libanais tient à un profond renversement de l’échelle des valeurs qui eut lieu au sortir de la guerre civile dévastatrice. En adoptant la loi d’amnistie de 1991, le Liban officiel exonère d’un trait de plume l’ensemble des milices et leurs chefs respectifs de leurs responsabilités pénales s’agissant des massacres et crimes commis durant les 15 années de conflit.

A cette époque, Nelson Mandela n’ayant pas encore inventé la « justice transitionnelle » en Afrique du Sud, il n’était donc pas anormal pour les Libanais – ni pour les Européens d’ailleurs – d’accepter de sacrificier la justice à l’autel d’un retour à un semblant de normalité et de stabilité.

Mais lorsqu’une société gracie des criminels de guerre ayant (volontairement) massacré des civils, comment escompter pouvoir poursuivre en justice des fonctionnaires corrompus dont l’outrageuse négligence a (involontairement) causé la destruction de la moitié de Beyrouth ? Là sied le nœud gordien de la quête de toute justice au Liban.

Résultat ? Toujours aucune réponse quant aux causes de la double explosion, la fragmentation des associations des familles de victimes aujourd’hui inaudibles, aucune poursuite judiciaire. Certes le régime aime protéger ses sbires corrompus, mais force reste de constater que la société libanaise ne se montre pas foncièrement combative sur ce sujet. A force de verser dans la « résilience », la justice, elle, passe au second plan, durablement.

A la même époque de la double explosion, un autre dossier de justice rendait ses conclusions sur un autre crime, terroriste celui-là. Le Tribunal Spécial pour le Liban (TSL) avait même dû repousser son rendu à cause du drame national de la destruction de pans entiers de Beyrouth.

Avec son jugement du 18 août 2020, une cour de justice comptant des juges libanais a pu pour la première fois dans l’histoire judiciaire du Liban, condamner très officiellement les responsables d’un attentat politique, le cas échéant ici des membres du Hezbollah ayant conduit l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005.

Résultat ? aucune arrestation, aucune conséquence sur le capital politique du Hezbollah, Saad Hariri, héritier politique de son père assassiné, avait quant à lui « pardonné », avant de se retirer de la vie politique libanaise.

Plus avant, le TSL, pourtant efficace et incisif, fut clôturé, dissous sans que personne ne le défende, accusé d’avoir été l’instrument d’une « justice sélective », considéré comme « trop cher », les médias ayant régulièrement cloué au pilori les budgets consentis par l’ONU et le gouvernement libanais.

Je me souviens de débats particulièrement houleux avec des collègues de la société civile libanaise que j’avais du mal à persuader de l’opportunité historique de ces mécanismes à l’œuvre.

Il leur était compliqué d’intégrer l’idée qu’une justice efficace coûtait cher et que, dans le contexte de l’impunité totale au Liban, toute justice était bonne à prendre. Le TSL servait une justice « sélective » certes (pourquoi Rafic Hariri et pas les autres ?), mais n’était-il pas judicieux de s’emparer du fil de la justice au Liban par un bout, quel qu’il soit, indépendamment de nos attentes utopiques?

La fermeture du TSL fut d’ailleurs un déni de justice pour les « cas connexes » prévus dans ses travaux, à savoir les autres assassinats politiques de cette même époque (Gébrane Tuéni, Georges Hawi etc.) lesquels ne recevront jamais de réponse.

En dénigrant systématiquement toute quête de justice au motif de considérations communautaristes, politiques ou idéologiques, la société libanaise perd autant d’opportunités de réactiver la boussole de la justice. Dans un contexte où les Libanais n’ont pas le luxe du choix des priorités nationales en matière de justice, toute avancée dans cette quête devrait être soutenue et développée, dans l’espoir de provoquer un effet boule de neige.

Tandis que l’on commémore la tragédie du terrible 4 août – toujours impunie cinq ans après, il est utile de rappeler que seuls les citoyens pourront porter ce type de combat ; encore faut-il qu’ils en assument le choix à l’avenir.

Karim el Mufti : « au Liban la société civile a abandonné le jeu politique pour reprendre son rôle traditionnel »

Qu’en est-il de la Thawra un an après, quelles solutions politiques de sortie de crise ? Éléments de réponses avec Karim el Mufti, enseignant chercheur en droit international et sciences politiques à Beyrouth.

Sur 15-38 Méditerranée - le 16 octobre 2020

Emmanuel Macron s’est rendu à plusieurs reprises au Liban depuis l ‘explosion du port de Beyrouth. Il semble vouloir prendre un rôle de premier plan dans la résolution de la crise politique du pays. Comment percevez-vous cette initiative française ? 

La France se veut aux premières loges en tant que puissance amie de longue date. Elle essaye de faire bouger les choses mais pour le moment c’est un échec. Il est en effet difficile de faire avancer le dossier libanais, véritable « trou noir » communautariste, aux prises avec la corruption et les milices. La situation actuelle fait écho à celle du Venezuela ou encore de la Bosnie. La classe politique se bat pour survivre et conserver un statu quo qui lui convient.

La tâche de former un gouvernement et de gouverner était impossible pour le dernier premier ministre, d’où sa démission.

Pour les proches de la contestation, l’initiative de la France est souvent perçue comme bienvenue pour réduire le pouvoir du régime en place (cela pourrait évoluer en cas de nomination de Saad Hariri). Ils apprécient l’humiliation publique des leaders par une puissance étrangère. Mais c’est mal connaître la classe politique au Liban que de penser qu’elles s’arrêtent à son image. Elle est actuellement en « mode survie » et chacun cherche à conserver ses acquis par rapport à son patron régional. A force, les politiques du pays sont devenus maîtres dans l’art de manipuler les initiatives étrangères selon leurs intérêts.

Par ailleurs, l’effondrement du secteur bancaire et l’explosion de la dette publique aggravent la situation politique.

Dans ce contexte politique et économique, une alternative politique est-elle envisageable selon vous ?

Nous sommes loin du compte. Actuellement, personne n’est capable de gagner les élections telles qu’elles ont lieu au Liban. Pour moi, c’est une impasse totale. Cela peut sans doute également expliquer la position résignée de la France de traiter avec les forces en présence.

Les groupes d’opposition nés de la Thawra ou des dernières élections n’ont pas la maturité ni le capital politique pour gouverner et capter les voix.

Comment envisager une sortie de crise ?

Après l’échec de l’initiative française en septembre, j’ai du mal à pointer du doigt le début d’une réforme possible. Le régime se nourrit de la crise, il est né de la guerre. Ce n’est pas une classe politique mue par l’intérêt général et cela ne va pas changer à court terme.

Le groupe international de soutien au Liban doit se réunir en octobre afin d’évaluer la situation du pays mais dans la situation actuelle entrevoir une piste de solution n’est pas chose aisée. J’appelle le Liban « le trou noir » car selon moi le pays est en voie de désintégration ; économique, politique, sociale, médicale… Sur ce dernier point, le secteur hospitalier est actuellement dépassé par le Coronavirus et l’absence de gouvernance ne permet pas de mettre en place une stratégie pour faire face à l’épidémie.

La dévaluation de la livre libanaise se poursuit (au Liban, le dollar et la livre libanaise circulent conjointement au cours officiel fixe de 1 dollars pour 1500 livres libanaises, NDLR). Aujourd’hui, un dollar équivaut à 9 000 livres et les comptes en dollars des épargnants ont été gelés. D’ailleurs, la banque libanaise a récemment annoncé qu’elle n’avait presque plus de devises et qu’elle serait sans doute obligée de lever les subventions sur les produits de premières nécessités comme le pain ou l’essence qui permettaient de ne pas voir les prix augmenter malgré la crise. Près de 70% de Libanais se retrouveront en situation de pauvreté au cours de cette année. Et personne n’a le moindre levier pour inverser la tendance.

La Thawra célèbre son premier anniversaire le 17 octobre. Dans ce contexte, un nouveau soulèvement est-il envisageable selon vous ?

L’opinion publique n’est pas forcément mobilisée. L’esprit du 17 octobre ne connaît pas de regain malgré l’aggravation de la situation depuis un an. La mobilisation manque de souffle. Les occupations d’espace public, les routes coupées, cela prend moins. Une autre stratégie devrait être envisagée face aux murs des oligarques et des miliciens.

Hors Beyrouth, la société civile a d’ailleurs repris sa casquette humanitaire. Les organisations distribuent des aides et laissent de côté l’engagement politique. A Beyrouth aussi, la société civile avait tenté le jeu politique mais elle l’a abandonné pour reprendre son rôle traditionnel. Son énergie est aujourd’hui captée par les centaines de milliers de victimes de l’explosion du port de Beyrouth.

L’immigration devrait aussi connaître un regain. On compte 72 000 départs depuis le début de l’année. Le solde migratoire sera négatif d’ici fin 2020, ce qui est une catastrophe économique, sociale et financière. Ce sont autant de voix pour les alternatives politiques qui partent également. Ce sont ceux qui auraient pu voter pour d’autres projets politiques.

Malgré tout, personne n’avait vu venir le 17 octobre 2019. Tout est possible, une étincelle inattendue malgré la fatigue…


Disponible sur https://www.1538mediterranee.com/karim-el-mufti-au-liban-la-societe-civile-a-abandonne-le-jeu-politique-pour-reprendre-son-role-traditionnel/

HUMAN DIGNITY REPORT LEBANON 2019: AN ASSESSMENT OF SOCIO-ECONOMIC RIGHTS

By Dr. Karim El Mufti & Dr. Omar Nashabe
22 July 2020

Read the Human Rights Dignity Report for Lebanon 2019, produced for Amel Association International before the grave deterioration of the socioeconomic situation in the country in the past months. 

It was e-launched through three videos presenting the contours of this field research which sets the tone for the crucial needs of those residing in Lebanon in terms of preserving their basic dignity.

Video of Dr. Kamel Mohanna, president of Amel

Video of Dr. Omar Nashabe, Senior Researcher

Video of Dr. Karim El Mufti, Senior Researcher



Lebanon Protests: The End of the Longstanding Resilience?

By
Published in Beirut Today, on October 20, 2019

Both celebrated and cursed, the Lebanese resilience –or capacity to endure the toughest of situations and contexts, is engraved in the known saying: “Like a Phoenix, Lebanon shall always rise from its ashes.”
For the past 50 years, the Lebanese have overcome wars, terrorism, security clashes, and Israeli aggressions, managing to rebuild their homes, secure their livelihoods and raise their children. They have endured all types of crises, up until the most recent monetary and financial strains, all while suffering from a political class that has been feeding off State spoils for decades. 
As greater corruption lies among the most crucial challenges, it seems the capacity of the Lebanese resilience has reached a breaking limit. 

Read the rest of the paper on this link

Combattre la Violence au Liban

Combattre la Violence au Liban :
Que rôle pour la Société Civile ?[1]


Karim El Mufti[2]

Le 7 mai 2017 tombait Sarah Suleiman, une jeune femme de 24 ans, sous les balles aveuglément tirées devant une boîte de nuit à Zahlé par un dénommé Kassem Al Masri, un repris de justice recherché pour de nombreux faits  et crimes[3]. Une nouvelle victime qui vint allonger la trop longue liste de personnes innocentes fauchées par une violence depuis longtemps partie prenante du vécu social au Liban.

1. Enracinement du phénomène de la violence dans l’univers mental libanais

Plus de 25 ans après la fin de la guerre civile, le pays du Cèdre n’en finit pas de subir les éclosions de violence sous diverses formes. Violence armée d’abord, les armes, lourdes comme légères, restant aux mains de nombreux clans, groupes, partis et milices qui en font régulièrement usage sans que les autorités libanaises, émanation d’un Etat impuissant, ne puissent éradiquer ce phénomène de violence post-guerre civile, que les observateurs ont qualifié de « conflits de second ordre »[4].

On ne compte plus les clashs armés dans le pays, qu’il s’agisse de règlements de compte entre factions rivales (dans le cadre du crime organisé notamment), ou de rixes communautaires (les récents combats de Beb el Tebbeneh et Jabal Mohsen à Tripoli[5] ou encore les incidents plus anciens du 7 mai 2008[6])

La violence s’est durablement enracinée dans le quotidien des Libanais, s’agissant du volet politique mais aussi sociétal, dans un contexte où un simple incident de circulation risque aboutir à un déballage d’armes et de brutalité. La nervosité et l’agressivité règnent, gagnant un nombre grandissant de familles rongées par les problèmes socio-économiques et l’inégalité de l’accès aux ressources et aux services de base comme une éducation de qualité, les soins médicaux ou une pension de retraite.

Se faisant, les enfants sont les premiers à payer le prix de ces frustrations, victimes d’abus, généralement accompagnés de violence conjugale à l’encontre des femmes, conduisant parfois à des situations tragiques[7].

Les tensions communautaires, de par les peurs réelles ou supposées, sont par ailleurs largement distillées par les entrepreneurs politico-communautaires, et véhiculées par des médias aux ordres qui n’exercent aucune retenue dans le respect d’un minimum de déontologie ou d’éthique de l’information, alimentant ainsi une violence psychologique qui sème son poison au sein de la société. L’incitation à la haine et à la violence n’est pas rare et contribue à maintenir un niveau de tension palpable sans que les autorités ne puissent réguler le phénomène[8].

2. Echec des pouvoirs publics pour endiguer la violence au Liban

Depuis l’établissement de ce qui fut considéré comme une « seconde indépendance » du Liban suite au retrait des forces syriennes du pays le 25 avril 2005, les responsables politiques ne se sont guère préoccupés de s’attaquer aux sources de la violence dans le pays, ni dans son aspect politico-confessionnel et encore moins pour résorber les manifestations de la crise économique et sociale qui touche de plus en plus de familles libanaises et notamment les jeunes.

L’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri deux mois plus tôt représente d’ailleurs une parfaite illustration de la poursuite de la violence politique dans le pays. Devant l’ampleur de ce crime politique, la justice libanaise, traditionnellement impuissante pour percer les tenants et aboutissants de  ce type de situations, dut déléguer ses prérogatives au Tribunal Spécial pour le Liban par décision du Conseil de Sécurité des Nations Unies[9].

La mise en place de ce tribunal fut concomitante avec la poursuite des assassinats et tentatives d’assassinat de nombreuses personnalités journalistiques et politiques dans la période de grande perturbation qui frappa le Liban à cette époque. Parallèlement, à l’été 2006, la guerre refit son apparition lorsque Israël décida de pilonner le Liban et d’en raser ses villages (notamment au Sud-Liban) pour tenter de neutraliser le Hezbollah, son ennemi juré,  dépositaire officiel de la « résistance armée à Israël » selon les termes des déclarations de politique générale des gouvernements successifs du pays qui obtinrent la confiance du Parlement sur la base de ces mandats.

Confortablement installés en « concierges » d’un Etat failli et inachevé, les entrepreneurs politico-communautaires exploitent leurs positions officielles pour se partager territoires, ressources et clientèles confessionnelles et claniques, tout en préservant un équilibre savamment dosé entre les différentes forces et formations politiques.  Cet équilibre a toutefois un prix, celui de la paralysie de la gouvernance dans les domaines qui touchent au bien commun et au développement social et humain des Libanais[10].  Pratiquant la politique de l’autruche, les responsables politiques se battent pour défendre leurs différentes parts de la rente étatique aux dépens de toute action publique au service de l’apaisement d’une société perturbée par plus de 40 ans de crises[11].

A titre d’exemple, aucune des campagnes provenant de la société civile oeuvrant à réguler la possession et l’utilisation des armes à feu légères[12] ne put franchir les portes des décideurs politiques. Sur le front de la sécurité extérieure, le lobbying des activistes afin que le Liban ratifie le Statut de Rome ayant institué la Cour Pénale Internationale ou du moins en déclare la compétence n’eut aucun écho à l’échelle des autorités[13]. Une telle disposition permettrait de prévenir les crimes de guerre israéliens à l’encontre des Libanais dans ses prochaines campagnes militaires contre le pays, ou du moins d’offrir les outils pour poursuivre les commanditaires de ces violations du droit de la guerre devant une instance internationale.
 
Par ailleurs, les appels réguliers de la société civile à la fin de l’incitation à la haine et à la violence par une classe politique irresponsable restent lettre morte. En cela, la mission de la « consolidation de la paix », ou peace-building dans le jargon technocratique, reste dévolue à la société civile libanaise, fortement soutenue par la communauté internationale.

3. Ténacité de la société civile dans son combat contre la violence malgré de maigres résultats à court terme

Selon les experts en la matière[14], la consolidation de la paix recouvre au moins cinq composantes : assurer la sécurité et l’ordre public ; établir un cadre politique et institutionnel apte à préserver la paix sur le long terme ; favoriser la justice et l’Etat de droit ; offrir un soutien psycho-social pour guérir les lésions des conflits ; instituer les bases d’un système socio-économique garantissant la paix sur le long terme.

Sur ce, les pouvoirs publics au Liban sont loin d’égrener des résultats sur ces points fondamentaux pour assurer la paix et stabilité du pays. Ce premier chapitre d’ailleurs – assurer la sécurité et l’ordre public – draine la plus grande part des ressources, institutionnelles, religieuses et civiles du pays, sans qu’il ne puisse être investi dans le reste des besoins de la société. En cela, la poursuite d’une « guerre froide » entre les entrepreneurs politico-communautaires contribue au maintien d’un degré de tensions compromettant les chances d’une paix durable au Pays du Cèdre.

L’un des facteurs ayant perpétué cet état d’intense perturbation sociale, communautaire et politique fut l’étape ratée de la réconciliation post-guerre civile. En effet, la loi d’amnistie générale de 1991, l’intégration des miliciens dans les postes-clé sécuritaires, ainsi que le maintien au pouvoir de la plupart des acteurs et miliciens de la guerre ne put assainir durablement le réservoir de violence au sein du pays. Juste fut-il endigué pour ressurgir par moments, de manière sporadique certes, mais mettant durablement en danger le tissu social et la concorde civile.

Il existe trois grandes étapes dans le cadre d’un processus de réconciliation[15] : remplacer la violence par une coexistence pacifique ; construire la confiance et le respect mutuel et entériner définitivement le conflit avec l’ennemi. Dans ces trois phases, le Liban reste bloqué au premier carré, à savoir sauvegarder la coexistence pacifique au sein du pays. Et c’est là justement que se concentre la plus grande énergie déployée par les acteurs de la société civile libanaise, dont nous offrons ici une tentative de typologie structurée sur deux piliers, le premier renfermant les groupes dont la mission fondamentale est de disséminer la non violence et le désir de concorde et de l’autre les associations focalisée sur le nécessaire travail de réconciliation qui reste à accomplir dans le pays.

Pour beaucoup de ces entrepreneurs sociaux, cet engagement date même d’avant la guerre civile, comme le combat de feu le Père Grégoire Haddad (décédé en décembre 2015) le fondateur du Mouvement Social[16] en 1960. Le motto de cette association fut l’intégration de la laïcité comme espace de vie commune pour que puisse s’émanciper cette coexistence multicommunautaire entre le Libanais. Pour Père Haddad, « la bataille de l’Homme est une : que chaque être humain soit reconnu comme tel. Il s’agit de la bataille rejetant toutes les formes de barrières qui empêchent à tout individu d’être reconnu comme un être humain ». Plus récemment, le Mouvement Social s’attache à prémunir les femmes et les enfants contre la violence conjugale et offre des services sociaux aux prisonniers et détenus.

Le journaliste et activiste Gébran Tuéni, disparu dans des circonstances plus tragiques, assassiné en décembre 2005, rêva également de coexistence et de concorde nationale. Son hymne devenu célèbre, lancé lors de la manifestation anti-syrienne du 14 mars 2005, rappela les attributs fondamentaux de la diversité libanaise :

« Nous jurons par Dieu Tout Puissant
Que nous resterons unis dans un même rang
Chrétiens et Musulmans
Pour mieux défendre notre cher Liban 
Jusqu’à la fin des temps »[17].







Son action à l’adresse des jeunes Libanais au sortir de la guerre civile prit la forme d’un hebdomadaire, « Nahar Ash Shabab »[18] ou « Le Nahar des Jeunes », fondé en 1993 pour « que la voix des jeunes porte au loin ». Cette publication mit en réseau des centaines de jeunes délégués aux quatre coin du Liban et favorisa, en sus d’une formation journalistique de base, les principes de citoyenneté, de dialogue et de concorde civile parmi les jeunes en désir de reconstruction au sortir du conflit dévastateur[19].

Ce conflit justement généra l’éclosion de nombreuses organisations non gouvernementales (ONGs) qui se spécialisèrent dans le règlement pacifique des conflits, chacune selon ses modalités propres[20]. Contre l’occupation israélienne et la discorde communautaire, l’association Amel[21] du docteur Kamel Mohanna vit le jour en 1978 et prit son envol au début des années 1980, offrant des services médicaux et sociaux aux populations en détresse, notamment les camps palestiniens. Aujourd’hui, l’ONG dispose de 24 centres sur l’ensemble du territoire libanais et se trouve aux premières loges pour secourir les réfugiés syriens au Liban sur le plan social et médical, tout en travaillant à déminer les tensions existantes avec les communautés hôtes libanaises.

En 1985, Offre-Joie[22] est fondé par Melhem Khalaf dans le nord du Liban et vise à « réunifier la famille libanaise ». Son slogan tripartite « pardon, respect et amour » s’inscrit dans un combat pour la sauvegarde de la concorde civile notamment à l’échelle locale, travaillant à effacer les traces visibles des conflits en restaurant les habitations et façades et promouvant la tolérance et le dialogue mutuel entre les communautés. L’action de cette association fut d’ailleurs très remarquée lors des récents clashs armés entre sunnites et alaouites parqués de par et d’autre de la ligne de démarcation entre Bab El Tebbeneh et Jabal Mohsen[23], oeuvrant au dialogue entre les partisans des deux factions et à la formation civique et citoyenne au service de la non violence.

A la même période, deux figures de la société civile placent la résolution pacifique des conflits au coeur de leur action civique. Fadi Abi Allam fonde le Mouvement Permanent pour la Paix (Permanent Peace Movement)[24] en 1986 et Ogarit Younan se focalise sur la dissémination de la culture de la non-violence, avec l’aide de Wissam Slaiby dès le milieu des années 1980. Leur action, notamment contre la peine de mort au Liban[25], mènera plus récemment à l’institution de l’Université pour la Non Violence et les Droits Humains (Academic University for Non Violence and Human Rights)[26] en 2014, hissant ainsi la non violence au rang de discipline académique au Liban.

Toujours ancrée dans l’idée de préserver de la coexistence pacifique, plusieurs groupes et mouvements se sont par ailleurs orientés dans une approche plutôt liée aux droits des victimes de la guerre civile. Ainsi, le Comité des  Disparus au Liban poursuit inlassablement ses efforts avec en figure de proue, Wadad Halawani, déterminée à connaître la vérité sur le sort de milliers de leurs proches disparus durant les années sombres de la guerre au Liban[27].

L’association UMAM – Documentation and Research[28], fondée en 2004 par Lokman Slim, a quant à elle produit un « guide de la paix et de la guerre à l’attention des Libanais »[29] qui offre une riche documentation sur les évènements de la guerre civile. L’ONG s’est ainsi donné un rôle important en matière de conservation de la mémoire de la violence de la guerre afin de se souvenir du sort des victimes de ces exactions jusqu’à présent restées impunies.

Dernier exemple dans cette typologie proposée des acteurs de la société civile libanaise oeuvrant à résorber le phénomène de violence au Liban, l’association des Combattants pour la Paix (Fighters for Peace)[30], aujourd’hui dirigée par Ziad Saab, qui concentre des anciens miliciens devenus des ambassadeurs de la paix et de la non violence. Ces appels « des combattants d’hier à ceux d’aujourd’hui » à ne pas répéter leurs propres erreurs fait office de place forte soutenant l’idée de creuset pour une culture de concorde et de coexistence avec notamment pour slogan : « dans une guerre civile, tout le monde est perdant ».

Beaucoup de ces ONGs citées ci-dessus forment d’ailleurs un Collectif qui s’intitule « Notre unité constitue notre salut » (Wahdatouna Khalassouna)[31] dont le but affiché est justement de « travailler ensemble pour consolider la paix civile et la protection des droits de l’homme et du citoyen » au Liban[32]. Cette riche mosaïque de la société civile libanaise se veut endossant le rôle de « prophètes de la paix » en direction de la collectivité libanaise dans sa riche diversité, tout comme elle aspire à agir en groupe de pression à l’égard de responsables politiques afin d’en influencer les décisions. 

En revanche, force est de constater que la réactivité de ces derniers n’est pas au rendez-vous. En effet, les entrepreneurs politico-communautaires n’expriment aucune réceptivité au concept de consolidation de la paix, mais contribuent au contraire à alimenter les facteurs de cette « fausse paix » qui a cours aujourd’hui dans le pays. Ces derniers sont également réticents à l’idée de s’attaquer aux racines de la violence dans sa dimension sociale et économique et s’accrochent au pouvoir en piétinant la Constitution et sapant les institutions républicaines[33].

Dans ces conditions, force reste de constater que la société civile libanaise, malgré sa présence tentaculaire et son poids dans l’espace public, n’a finalement que peu d’influence sur l’agenda politique des décideurs. De ce fait, le curseur de ces ONGs reste cantonné aux quelques points d’entrée qu’elles ont collectivement réussi à forcer dans la carapace étatique, confisquée par les entrepreneurs politico-communautaires au fil des années.

C’est ainsi que la société civile a tout de même pu apposer sa marque et produire un certain impact dans le contexte libanais. Tout d’abord, en martelant le concept du « Liban-message », la société civile se pose en dernier rempart de la coexistence pacifique et du vivre ensemble au Liban. En cela, ces activistes gardent vivante l’option de l’Etat civil et non communautariste auquel ils aspirent pour les citoyens, même si ce message a du mal à percer dans l’environnement social et politique libanais. De même, l’action de la société civile a le mérite d’avoir développé les outils nécessaires en vue d’un éventuel déroulement d’un véritable processus de réconciliation au Liban, et ce malgré l’absence de volonté politique sur la question. Il n’empêche que l’expertise des ONGs sur ce terrain constitue une indispensable ressource pour espérer un jour accomplir la justice et affermir le lien social.

En dernier lieu, cette société civile porte aujourd’hui en elle les germes d’offres politiques alternatives. Se hissant par delà le statut de simples acteurs de protestation et de dépositaires d’un certain savoir-faire, certains groupes ont franchi le pas pour se constituer en campagne électorale en vue de prendre le pouvoir par le vote. Sur le plan municipal, l’excellent score du groupe Beirut Madinati (Beyrouth est ma ville) lors des élections à Beyrouth de mai 2016 (près de 40% des voix) atteste ainsi d’un message politique qui pourrait représenter durablement les aspirations d’une partie des Libanais. Des initiatives similaires s’organisent en vue des élections législatives si celles-ci auront lieu malgré les craintes d’une énième prorogation par le Parlement. Ce nouveau positionnement démontre de la volonté affichée par la société civile de se poser en acteur politique, ultime recours selon elle pour véritablement consolider la coexistence pacifique et une paix durable au Liban./.



[1] Communication dans le cadre d’un séminaire sur le thème de la “Violence et Société Civile”, organisé par L’Atelier le 7 avril 2017, Arc-en-Ciel Jisr El Basha, mise à jour le 15 mai 2017.
[2] Enseignant-Chercheur en sciences politiques et droit international
[3] Young Woman Dies after Shooting outside Zahle Nightclub. National News Agency, 7 Mai 2017, disponible sur http://m.naharnet.com/stories/en/229635-young-woman-dies-after-shooting-outside-zahle-nightclub
[4] Are Knudsen, Precarious Peacebuilding: Post-war Lebanon, 1990-2005, CHR Michelsen Institute, janvier 2005, p. 10.
[5] Incidents armés entre des milices appartenant à deux quartiers concomitants de Tripoli, l’un Beb el Tebbeneh sunnite et l’autre Jabal Mohsen, alaouite, opposés sur le régime syrien de Bachar El Assad. Voir à ce propos les rapports du Civil Society Knowledge Centre sur les dégâts causés par ce conflit sur sa page : http://civilsociety-centre.org/security-timeline/tripoli-clashes-starting-june-20-2014. Pour un aperçu des éruptions de violence armée au Liban de 2015 à aujourd’hui, voir sa page Conflict Analysis Project : http://civilsociety-centre.org/cap
[6] En réaction à des mesures prises contre lui par le gouvernement de l’époque, le Hezbollah et ses alliés jouèrent la force en s’attaquant militairement au Courant du Futur sunnite de Saad Hariri à Beyrouth et au Parti Progressiste Socialiste druze de Walid Joumblatt dans la Montagne. Les clashs durèrent plusieurs jours et provoquèrent des dizaines de victimes.
[7] Entre juillet 2013 et mars 2016, douze femmes ont été tuées par leur conjoint selon l’Association KAFA, voir L’Orient Le Jour du 20 juillet 2016 disponible sur https://www.lorientlejour.com/article/997425/violence-conjugale-ces-libanaises-qui-ont-perdu-la-vie-ces-trois-dernieres-annees.html
[8] Voir entre autres: NGO accuses Lebanese Media of Inciting Hatred, Violence. The Daily Star, 6 mai 2009.
[9] Résolution 1757 du Conseil de Sécurité des Nations Unies établissant le Tribunal Spécial pour le Liban, 30 mai 2007, disponible sur https://www.stl-tsl.org/fr/tag/La-resolution-1757-du-Conseil-de-securite-des-Nations-Unies
[10] Voir Karim El Mufti, The Management of Public Interest in Lebanon: A Broken Concept, Beirut Enterprise, 21 September 2011, http://beirutenterprise.blogspot.com/2011/09/management-of-public-interest-in.html
[11] Voir Karim El Mufti, Lebanon Downhill, a Mafiocracy in Action, Beirut Enterprise, 15 July 2012, http://beirutenterprise.blogspot.com/2012/07/lebanon-downhill-mafiocracy-in-action.html
[12] Cf. Lebanon: Students discuss ‘taboo’ small arms issues, International Action Network against Small Arms, 23 June 2011, http://www.iansa.org/news/2011/06/lebanon-students-discuss-%E2%80%98taboo%E2%80%99-small-arms-issues
[13] Voir la page du Liban sur le site de la Coalition pour la Cour Pénale Internationale: http://www.coalitionfortheicc.org/lebanon
[14] Voir entre autres Beatrice Pouligny. Civil Society and Post-Conflict Peacebuilding: Ambiguities of International Programmes Aiming at Building 'New' Societies. Security Dialogue, vol. 36, no. 4, 2005, pp. 495-510.
[15] Voir à ce titre Luc Huyse. The Process of Reconciliation. In Reconciliation After Violent Conflict: A Handbook, Stockolm: International Institute for Democracy and Electoral Assistance, 2003, pp. 19-39.
[16] Site de l’association : www.mouvementsocial.org
[17] Traduction libre vers le français de l’auteur.
[18] Supplément hebdomadaire du quotidien Libanais An Nahar.
[19] Lire également Karim El Mufti. Le Liban de demain à travers les lecteurs de Nahar Ash Shabab, supplément hebdomadaire du quotidien libanais An Nahar, Mémoire de fin d’études sous la direction d’Elizabeth Picard, Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence, 1998.
[20] Voir Thania Paffenholz. Civil Society and Peacebuilding, Graduate Institute of International and Development Studies, Center on Conflict, Development and Peacebuilding, Geneva, 2009
[21] Le site de l’association: www.amelassociation.com
[22] Le site de l’association: www.offrejoie.org
[23] Voir l’article de blog: Offre Joie s’installe à Beb el Tebbeneh, Le Taboulé Vert, 30 janvier 2012,  http://letaboulevert.over-blog.com/article-offre-joie-s-installe-a-beb-el-tebbeneh-tripoli-98240207.html
[24] Le site de l’association: http://www.ppm-lebanon.org 
[26] Le site de l’institution: http://www.aunohr.edu.lb
[27] Après plusieurs décennies, la voix des disparus résonne encore au Liban. Middle East Eye, 21 avril 2015, http://www.middleeasteye.net/fr/reportages/apr-s-plusieurs-d-cennies-la-voix-des-disparus-r-sonne-encore-au-liban-1839272079
[28] Site de l’association: https://www.umam-dr.org
[29] Voir à cet effet le site du guide: http://www.memoryatwork.org
[30] Site de l’association: http://fightersforpeace.org
[32] Les ONGs membres de ce Collectif sont les suivantes: L’Association Amel, Offre-Joie, Combattants pour la Paix, Le Comité des Disparus, Le Mouvement pour la Paix Permanente.
[33] Le Parlement Libanais a prorogé par deux fois déjà son mandat initial de quatre ans, qui s’est achevé en 2013. Il est aujourd’hui question d’une nouvelle prorogation, celle-ci touchant à sa fin, du fait, officiellement, des désaccords entre les formations politiques sur la loi électorale à appliquer.